À Nantes, des trisomiques aux fourneaux d’un nouveau restaurant
À première vue, c’est un établissement ordinaire avec son bar à l’entrée,ses murs en pierre apparente et son sol mêlant mosaïque, bois et béton. Le Reflet, installé rue des Trois-Croissants, une rue pavée du centre-ville de Nantes, se présente pourtant comme un « restaurant extraordinaire ». C’est au service et aux fourneaux que réside sa singularité. Deux jeunes femmes et quatre garçons trisomiques officient, encadrés par le gérant Thomas Boulissière et par la chef de cuisine Farida El Hadek, également éducatrice spécialisée.
L’établissement, qui ouvrira ses portes le 15 décembre, est né de la volonté de Flore Lelièvre. Cette jeune architecte de 26 ans, dont le frère aîné possède trois chromosomes 21, en avait fait son projet de fin d’études en 2013 avec un objectif : créer un lien entre la société et les personnes trisomiques. « Nous avons appelé le lieu Le Reflet, car elles sont notre reflet, une version plus innocente de nous. Elles ont aussi le droit de se fondre dans la masse. Le restaurant va susciter le partage avec des gens qui ne connaissent pas forcément leur handicap, pour que les regards évoluent », explique-t-elle.
Un système de tables astucieux
Adapté à la trisomie, ce restaurant de 36 couverts sera le premier en France à pratiquer, hors d’un cadre protégé, ce qu’elle appelle « la discrimination à l’envers ». Pour les difficultés de lecture, d’écriture ou d’élocution, Flore a élaboré un système de tables spécifique : des photos de chaque plat y sont encastrées, accompagnées d’une feuille et d’un tampon pour que le client coche ses choix. Le serveur la déchire en deux, une moitié pour le bar, l’autre pour la cuisine. Des couleurs aux coins des tables permettent aux employés de reconnaître leur secteur, et les assiettes en porcelaine sont dotées d’empreintes de mains moulées afin de faciliter la préhension (les personnes trisomiques ont une moins bonne sensibilité proprioceptive). En cuisine, des postes assis ont été prévus pour éviter la fatigue. Au fond du
restaurant, une salle de repos a été installée : c’est là que se dérouleront les débriefings, mais aussi les pauses massages.
Caroline Chollet, une petite blonde de 25 ans, est l’une des deux aides cuisinières. Depuis la fin du lycée, il y a cinq ans, elle n’avait plus accès, alors qu’elle les appréciait, aux stages dans les cantines ou les maisons de retraite. Non-diplômée, la jeune femme a intégré un établissement et service d’aide par le travail (ESAT), réservé aux personnes handicapées. « Ça ne me plaisait pas tant que ça d’empiler des stylos. Actuellement, je suis épanouie et ça me donne de l’espoir. J’essaie de remonter la pente, hein maman ? », lance-t-elle à sa mère, Charlotte. « Travailler enfin en milieu ordinaire est une opportunité extraordinaire », s’enthousiasme cette dernière.
Flore Lelièvre a créé l’association Trinôme44, qui pilote Le Reflet (sous statut de Société par actions simplifiées), pour « en garantir l’âme sociale ». Elle a réussi une levée de fonds de 400 000 euros auprès de particuliers et d’entreprises et vient de lancer une campagne participative pour les derniers besoins en matière de mobilier sur mesure. Le budget total est estimé à 700 000 euros. « Mettre en place un projet en lien avec le handicap a été une bataille de chaque instant. La loi est assez mal faite. Beaucoup de jeunes trisomiques ne font rien car on ne leur en donne pas la possibilité », regrette-t-elle. Hugues Defoy, de l’association de gestion du fonds pour l’insertion professionnelle des personnes handicapées (Agefiph), nuance : « Avec la loi de 2005 sur l’égalité des droits, les entreprises ayant un effectif de travailleurs handicapés sont plus nombreuses. Mais c’est vrai qu’il y a encore beaucoup de préjugés. »
Au Reflet, les contrats ne dépasseront pas 24 heures par semaine pour éviter le surmenage. « Chacun sera payé selon une grille de salaire classique. Mon frère se sent bien en ESAT, mais il est sur place 32 heures par semaine et touche une rémunération de seulement 600 euros », signale Flore, débordée à quelques jours de l’ouverture. À la cuisine, la chef Farida entraîne Caroline et Marie-Noëllie au pliage de feuilles de brik pour le croustillant poire chèvre miel. « Les quinze premiers jours, on aura la même carte, le temps que nos personnes extraordinaires prennent confiance », explique-t-elle en félicitant les filles de leur travail. Caroline se tourne
vers elle : « Ça me motive les compliments. Je grandis, j’avance. C’est comme le début d’une nouvelle vie. »
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