« Paye ta robe » ou les chroniques du sexisme ordinaire chez les avocats
Assise à la grande table en verre de son cabinet d’avocate, Emmanuelle sourit en lisant sur son portable les dernières « perles sexistes » que lui ont envoyées aujourd’hui ses consœurs.
« Conversation récente avec un confrère : “Comment est votre nouvelle collaboratrice ? – Bof, petits seins et pas de cul… – Je parlais de ses compétences.” » Ou encore : « Ah… c’est vous qui vous occupez de mon dossier, se plaint ma cliente. Je préférerais que ce soit un homme, vous voyez. Vous êtes très charmante, ce n’est pas le problème, mais un homme aura plus de poigne
pour mener cette affaire. »
Des témoignages de la sorte, Emmanuelle et son amie Marie, qui ont souhaité garder l’anonymat,en ont récolté des centaines en quelques semaines. Ensemble elles ont lancé, le 7 octobre, le Tumblr « Paye ta robe », inspiré du blog « Paye ta shnek » – contre le harcèlement de rue –, qui cible cette fois le sexisme ordinaire dont sont victimes les femmes dans le milieu de la justice.
Une plateforme militante
« Tout est allé très vite », racontent, étonnées par le succès rapide qu’a suscité leur initiative, celles qui ne se connaissaient pas encore le mois dernier. Lors d’une rencontre autour d’un déjeuner, les deux âmes militantes, la trentaine, ont fait un constat alarmant. En France, les diplômés du barreau sont des femmes à plus de 50 %, mais seules 20 % d’entre elles accèdent au statut d’associée, plus prestigieux et moins précaire que celui de collaboratrice.
« Un tel écart est totalement anormal », déplore Marie, qui, malgré ses cinq années passées à étudier le droit suivies de deux autres à l’école du barreau, a dû souffrir poliment qu’on l’appelle « mademoiselle » plutôt que « maître » à ses débuts. Un classique.
« Il faut aussi savoir que, dans les dix premières années d’exercice, 40 % des femmes quittent la profession, renchérit Emmanuelle, le plus souvent des jeunes mamans entre 30 et 35 ans. »
Davantage témoins que victimes, les deux femmes ont ressenti un besoin viscéral d’agir. Plus question pour elles de continuer à voir des amies privées de tel ou tel poste à responsabilité « parce qu’elles ont des enfants ou sont susceptibles d’en avoir ». Plus question non plus de voir « les hommes renoncer à leur congé paternité pour ne pas subir le même sort ». L’idée de Paye ta robe trottait depuis quelque temps dans la tête de Marie. Un seul autre rendez-vous et le site était lancé.
Libérer la parole
Créée sur le ton de l’humour, pour fédérer, leur plateforme a libéré une parole jusque-là tue par honte ou conformisme. A commencer par les suggestions douteuses, les questions qu’on ne devrait pas poser en entretien mais qu’on ose quand même.
« Etes-vous célibataire ? Prévoyez-vous de faire des enfants ? »« Beaucoup ont été soulagées d’apprendre qu’elles n’étaient pas seules à avoir vécu ce problème, note Emmanuelle. Notre démarche a le mérite d’avoir créé une union assez rare dans ce corps de métier souvent compétiteur. »
Chaque jour, désormais, les deux avocates rassemblent les témoignages comme elles constitueraient un dossier professionnel. « Le moment venu, cela pourra nous permettre de passer à l’étape supérieure et faire en sorte que la profession évolue réellement », soulignent-elles. D’ici là, c’est sous couvert d’anonymat qu’elles œuvrent pour la cause des femmes. Non par peur des retombées, mais « pour se sentir libre de relever les propos sexistes du bâtonnier si demain l’envie [leur] prend », justifie Marie.
Energie révoltée
Mère de deux enfants âgés de 6 ans et 20 mois, la jeune femme a su prouver dans sa carrière qu’elle n’est pas « une douce enfant » uniquement là pour jouer les seconds rôles. Elle raconte avoir pris conscience de « l’infantilisme insidieux de la société envers les femmes » lorsqu’un jour au restaurant, le serveur, la voyant enceinte, retire délibérément son verre à vin de la table. « Je lisais à l’époque le livre d’Elisabeth Badinter, Le Conflit : la Femme et la Mère, et cet incident m’est apparu comme insupportable. Moi qui n’étais pas particulièrement féministe, je le suis devenue ce jour-là », raconte-t-elle.
C’est cette même énergie révoltée qui l’a touchée chez sa consœur. La voix discrète et la personnalité forte, sans que cela soit antinomique, Emmanuelle a prêté serment il y a sept ans. Egalement mère d’un enfant de 2 ans, elle poursuit sans trop d’embûches sa carrière d’avocate en droit public. Et dorénavant ce combat féministe, qu’elle juge nécessaire et que son employeur, à qui elle a vendu la mèche, approuve. Avec Marie, elles resteront vigilantes pour que leur initiative ne s’essouffle pas. Au rythme où elles en sont, elles ont déjà récolté de quoi tenir jusqu’à la fin de l’année.
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