Joann Sfar : « On confond le rot et la pensée »

Chaque semaine, une personnalité répond à un questionnaire de Proust revisité par « L’Epoque ». Le père du « Chat du rabbin » s’est prêté à l’exercice.

Joann Sfar, à Paris, le 20 mai 2016.

Romancier, auteur de BD, conteur, Joann Sfar est un véritable homme-orchestre de cette rentrée. A 45 ans, le Niçois, auteur du Chat du rabbin (Dargaud) et réalisateur de Gainsbourg, vie héroïque (2010), publie Comment tu parles de ton père (Albin Michel, 160 pages, 15 euros), l’un des dix livres sélectionnés pour le Prix littéraire du Monde, dans lequel l’auteur plonge dans les méandres de la filiation.

Il retrace aussi six mois d’une psychanalyse dans un carnet à paraître le 3 octobre, Si j’étais une femme je m’épouserais (Marabout). Et l’Espace Dali, à Paris, lui a donné carte blanche pour imaginer le scénario d’une rencontre artistique avec le peintre catalan, dans une exposition intitulée « Une seconde avant l’éveil », à voir du 9 septembre au 31 mars 2017. L’occasion, pour Sfar, de publier un album sur Dali, Fin de la parenthèse, à paraître le 14 septembre (Rue de Sèvres, 112 pages, 20 euros).

Quelle époque auriez-vous aimé connaître ?

Le Montparnasse des années 1920. Peut-être que c’est un fantasme, mais j’ai l’impression que les idées et les corps étaient moins contraints qu’aujourd’hui.

Une image de notre époque ?

Quelque chose à gerber, je cherche… Si : ces espèces de débats où personne ne change d’avis et où les deux camps en présence me dégoûtent.

Un son ?

Les alertes électroniques. Celle du four, celles de diverses applis de portable, celle de l’alarme de la maison. Le retour aux sensations auditives se fait dans la pauvreté du MP3 et la multiplication des sonnettes pavloviennes.

Une expression agaçante ?

« Y a pas de souci. » C’est la seule phrase que les chauffeurs Uber articulent correctement. Quoi qu’on dise à un chauffeur, il répond : « Y a pas de souci. » Cette expression a-t-elle aussi cours dans d’autres corporations ? J’ai l’impression que, si Dieu entend cette phrase une fois de trop, il va détruirele monde.

Un personnage ?

Le troll numérique. Un être sans ­estomac, sans vrai nom, qui avance sous pseudonyme et se déteste lui-même. Et se réjouit des vagues malsaines qu’il fabrique. Finalement, la parole publique a de plus en plus cette fonction-là : faire du bruit sans soutenir la moindre idée.

Un livre ?

Le Livre sans nom [Sonatine, 2010] est une bonne nouvelle de notre époque. C’est vraiment nouveau. C’est un mélange de western, de kung-fu et de serial killer avec des vampires. Pardon. On trouve ses œuvres importantes où l’on peut.

Un slogan ?

Les slogans sont devenus trop longs pour nos cerveaux trop sollicités. Dorénavant, un mot suffit pour dire l’ambiance nauséabonde. « Mook » : un mélange de magazine et de livre, j’ai détesté ça dès la seconde où l’on m’a dit que ça existait. « Burkini » : j’ai détesté de tout mon cœur et les gens qui sont pour et les gens qui sont contre, je suis très triste de vivre à l’époque du burkini, je souhaite traverser l’existence sans avoir à débattre du burkini. « Radicalisation » : dès qu’on invente un mot, il ne veut plus rien dire. On vit le vide.

Un bienfait de notre époque ?

Le dessin se porte bien en France. Il n’y a jamais eu autant de dessinateurs dans ce pays, les ventes d’aquarelles, de carnets et d’encres sont exponentielles ! Notre jeunesse a des choses à dire ! Ça me plaît.

Le mal de l’époque ?

Chacun a la parole. Même sans savoirarticuler une phrase. Même sans maîtriser ni l’orthographe ni les idées. Nous vivons le monde du borborygme de comptoir répercuté par l’écran. On confond le rot et la pensée. Nous sommes devenus des orques de Tolkien.

C’était mieux avant ?

Non. Non, tiens, c’est la vraie raison pour laquelle je ne suis finalement pas réactionnaire. Pour de vrai, je ne crois pas réellement que c’était mieux avant.

Ce sera mieux demain ?

Oui, c’est une posture nécessaire. On meurt instantanément si on refuse d’affirmer qu’il faut inventer l’avenir. Une amie m’a dit : bien entendu que ça va aller mieux. Ça va prendre cent ans, mais, dans cent ans, ça ira mieux.

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