La course à l’image amateur, nouvel enjeu de l’information

Face à la prolifération des photos ou vidéos réalisées par des non-professionnels, de plus en plus de médias créent des cellules spécialisées.

Cette photo d'un garde de sécurité privé venant en aide à une femme blessée devant la station de métro Maelbeek, à Bruxelles, le 22 mars, a été prise par un particulier.

Quel est le point commun entre la photo d’un garde de sécurité plaquant un masque à oxygène sur le visage d’une femme blessée dans le métro de Bruxelles, le 22 mars, et la vidéo d’un lycéen parisien frappé par un policier en marge des manifs contre la « loi travail », deux jours plus tard ? Ces deux images sont appelées dans la presse des UGC, pour user generated contents, c’est-à-dire des photos ou vidéos prises par des personnes qui ne sont pas des journalistes professionnels.

Saisis sur le vif par de simples témoins, ces clichés captés au smartphone sont diffusés sur les réseaux sociaux, où les médias qui couvrent l’actualité à chaud traquent désormais systématiquement les images les plus fortes. « La photo du garde de sécurité du métro Maelbeek, que nous avons diffusée deux heures après qu’elle a été postée sur Twitter, est l’image qui a été le plus téléchargée par les clients de l’agence le 22 mars, explique Grégoire Lemarchand, responsable de la cellule “réseaux sociaux” à l’Agence France-Presse.Le New York Times et The Economist l’ont publiée, comme de nombreux sites d’infos et médias internationaux. »

Réseau d’observateurs

Même diffusion virale pour la vidéo du lycéen frappé à Paris, posté sur YouTube par un témoin. La vidéo a fait l’ouverture du « JT » de 20 heures de TF1, le 24 mars. Pour les journalistes, il y a désormais deux terrains : le physique et le virtuel. « Les smartphones et la 4G ont révolutionné la manière dont on couvre l’actualité », confirment les animateurs de la plateforme Guardian Witness, chargés de dénicher des images pour le quotidien anglais et son site. Depuis deux ans, les reporters se livrent une course intense à l’image amateur, qui correspond à l’essor des chaînes d’info en continu. Tous les grands médias ont désormais une cellule consacrée à la veille sur les réseaux sociaux. En France, BFMTV, pionnière du secteur, lance ses « appels à témoins » plusieurs fois par jour depuis dix ans (5 % des images envoyées par le public passent à l’antenne). France 24 s’appuie depuis huit ans sur un réseau de 6 000 « observateurs » partout dans le monde, qui repèrent les UGC susceptibles de faire l’actu.

Vidéo du lycéen frappé par les forces de police

« Les UGC sont éditorialement intéressants, explique le New-Yorkais Tom Kent, rédacteur en chef pour les normes journalistiques à Associated Press, car ils sont pleins de spontanéité. C’est le “cinéma vérité”. Les images ne sont pas professionnelles, mais elles ont une authenticité qui peut toucher profondément le lecteur. Surtout, ce sont parfois les seules images disponibles au moment de l’événement. » C’est ainsi que la guerre en Syrie, peu couverte sur le terrain, a largement accéléré l’utilisation des UGC par les rédactions. Le 14 mars, l’une de ces vidéos amateurs, postée sur YouTube par deux Syriennes et reprise par la chaîne suédoise Expressen TV, a fait le tour du monde : les deux femmes ont filmé en caméra cachée la vie quotidienne à Raqqa, une ville du nord du pays tombée aux mains d’Etat islamique en 2013. Une vidéo qui aurait pu leur coûter la vie, et dans laquelle elles expliquent avoir pris ces risques « pour que le monde sache, en espérant qu’un jour (on) sera libre »…

Le film tourné en caméra cachée par deux Syriennes à Raqqa

Des motivations très éloignées de celles des « reporters involontaires », qui dégainent souvent leur téléphone par réflexe. Et sont parfois submergés par le retentissement des images qu’ils ont prises. C’est le cas de J. M., l’auteur de la vidéo sur laquelle on voit les frères Kouachi abattre le policier Ahmed Merabet en pleine rue, publiée sur Facebook le 7 janvier 2015. Désormais, certains auteurs d’UGC demandent expressément à ne pas être « crédités ». A l’inverse, d’autres sont tentés de vendre leurs images au lieu de les poster sur Facebook, Twitter ou Snapchat. « Rarement aux tarifs qu’ils imaginent ! », confie Alexis Delahousse, rédacteur en chef adjoint de BFMTV. Ce dernier dit avoir racheté les images de Samy Amimour, l’un des kamikazes du Bataclan, s’entraînant à la salle de sport, « quelques centaines d’euros ».

Travail d’authentification

Reste à bien authentifier les photos ou vidéos. « Face au flot d’images qui nous arrivent, la vérification est un énorme enjeu. A chaque événement, des “hoaxes”, c’est-à-dire des images fabriquées ou manipulées par des plaisantins ou des militants, ressurgissent », constate Julien Pain, journaliste à France 24. Un panel d’outils et de techniques permet aux journalistes de débusquer les intox avant de diffuser photos et vidéos : Google (images-maps-earth et street view), la géolocalisation, ou encore les données EXIF qui figurent sur une photo originale : « Lorsqu’un smartphone prend une photo, il intègre automatiquement des données “cachées” dans le fichier qu’il produit. Un fichier jpeg peut par exemple contenir la date de la prise de vues et la marque de l’appareil utilisé. Sur PC, un clic droit sur la photo (puis propriétés > avancées) permet d’accéder à ces informations. Un outil comme le Jeffrey’s EXIF Viewer peut aussi voussimplifier la tâche en extrayant ces données », explique Julien Pain.

L’enjeu est tel que tout le monde progresse très vite, comme en témoigne la diffusion de l’image du garde de sécurité de Maelbeek, débusquée sur le compte d’un twitto qui compte à peine une cinquantaine de followers : « Elle a été prise par un passant qui l’a publiée sur Twitter à 11 h 05 avec le hashtag #Maelbeek, raconte l’équipe de l’AFP. A 11 h 13, nous demandons à cette personne l’autorisation de la publier, qu’elle nous accorde à 11 h 29 sur Twitter, puis par e-mail à 12 h 20. » Ne reste plus qu’à apprendre aux témoins de BFMTV à filmer à l’horizontale… dans le sens de la télé.