Procès Guy Wildenstein : le crépuscule d’une dynastie ?
Le marchand d’art Guy Wildenstein et plusieurs membres de sa famille étaient jugés depuis lundi 4 janvier pour fraude fiscale et blanchiment agravé. Le tribunal ayant décidé de soumettre à la Cour de cassation une question prioritaire de constitutionnalité (QPC), le procès reprendra le 4 mai.
Un empire financier, une famille qui s’entre-déchire, des successions litigieuses et un léger parfum de scandale politique. L’énième scénario de « Dallas » ? Non, celui du feuilleton judiciaire qui a débuté lundi 4 janvier au tribunal correctionnel de Paris et reprendra le 4 mai prochain. Au cœur de la tempête : la famille Wildenstein, et en particulier son patriarche, Guy. Agé de 70 ans, résident des Etats-Unis, où il est né, ce marchand d’art n’est pas seulement une figure très influente de la scène artistique internationale, il est aussi l’un des membres fondateurs de l’UMP. Et un très proche de Nicolas Sarkozy. Autant d’ingrédients qui promettent de passionnants rebondissements lors des prochaines semaines. Mis en examen avec les héritiers de son défunt frère Alec par les juges d’instruction Guillaume Daïeff et Serge Tournaire, Guy Wildenstein devra répondre d’accusations portant sur la succession de son père, Daniel, décédé en 2001. Le crépuscule d’une dynastie qui règne depuis le XIXe siècle sur le marché de l’art ?
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Il lui est notamment reproché d’avoir dissimulé ses avoirs dans des trusts situés dans des paradis fiscaux. Deux de ces entités financières sont dans la foulée elles-mêmes poursuivies en tant que « personnes morales » : la Northern Trust Fiduciary Services et la Royal Bank of Canada Trust Company Limited pour l’action dans cette affaire de sa filiale aux Bahamas. Sont également impliqués un notaire et quelques avocats proches de la famille.
Une écurie, des maisons, un ranch, une île…
L’administration fiscale réclame par ailleurs aux Wildenstein, après négociations, la somme record de 550 millions d’euros. Parmi les avoirs de Daniel Wildenstein qui auraient dû être déclarés lors de sa succession, selon l’ordonnance de renvoi des juges d’instruction : « les propriétés immobilières du Kenya, des îles Vierges britanniques, du 740 Madison Avenue et du 19 East 64th Street à New York, les parts de la Wildenstein & Co Inc, diverses galeries d’art, le tout logé dans le Sons Trust, le David Trust, le Sylvia Trust et le GW Trust ».
Un inventaire à la Prévert dont on prend la mesure dans la version plus romantique de la veuve de Daniel, Sylvia Wildenstein, décédée en 2010. Interviewée par Le Monde quelques années auparavant, elle évoque un souvenir de vacances : la famille est en croisière dans les Antilles. Avec son propre bateau, ça va de soi. Pris dans une tempête, le yacht tente de se réfugier dans des ports d’Haïti ou de Saint-Domingue. Mais il ne peut y pénétrer, car il est trop grand… Il fait donc relâche dans une baie protégée des îles Vierges, qu’à la demande de son épouse, Daniel Wildenstein décide d’acheter, en 1981, pour y établir une villégiature plus stable.
Outre l’îlot privé, la famille a eu une résidence en Suisse, une écurie de courses à Chantilly, le château de Marienthal près de Verrières-le-Buisson (Essonne) posé sur un parc de plus de 8 hectares. Une misère comparée à leur ranch de 30 000 hectares au Kenya, où fut tournée une partie du film Out of Africa : y sont implantés deux cents bâtiments et creusés cinquante lacs artificiels. Il dispose également d’un hôpital de brousse et d’une clinique vétérinaire destinée aux animaux sauvages. On se déplace d’un lieu à l’autre en jet, privé, bien entendu. La famille possède par ailleurs une des plus belles maisons de l’Upper East Side, le quartier le plus huppé de New York. La galerie d’art est installée à proximité, dans un hôtel particulier. Ses réserves sont mythiques, fruits du labeur de plusieurs générations.
De l’Alsace natale aux galeries d’art new-yorkaises…
La naissance de l’empire familial remonte en effet à 1875. Son fondateur, Nathan Wildenstein, fils d’un rabbin alsacien, quitte cinq ans auparavant sa province natale pour rester français. Après un rapide passage par Carcassonne, où il se marie, il se lance dans le négoce des antiquités. Très vite, il se spécialise dans les tableaux du XVIIIe siècle. Son ascension est fulgurante. Au début des années 1890, il achète un hôtel particulier au 57, rue La Boétie. En 1902, il ouvre une galerie à New York, puis une autre à Londres en 1925, et une dernière, quatre ans plus tard, à Buenos Aires.
A son décès en 1934, son fils Georges (1892-1963) a depuis longtemps pris la relève et étend les achats à presque tous les champs de l’histoire de l’art, de la peinture à la sculpture, des manuscrits médiévaux aux impressionnistes. Il est un familier de Pablo Picasso, Salvador DalÍ, Max Ernst, un ami des surréalistes. André Breton le considérait comme un homme d’une distinction d’esprit hors du commun.
En 1940, fuyant l’invasion allemande, Georges, son fils Daniel et son petit-fils Alec, né en août à Marseille, partent pour les Etats-Unis. Guy, le second fils de Daniel, y verra le jour en 1945. Membre de l’Institut de France, Georges Wildenstein a pour ennemi intime Malraux, qui lui reproche des exportations acrobatiques de tableaux sensibles, comme La Diseuse de bonne aventure de Georges de La Tour (interdite de sortie du territoire, elle avait bénéficié d’une autorisation d’exportation temporaire et fut vendue à la hussarde au Metropolitan Museum de New York, où elle est toujours) .
Cela ne l’empêche pas d’être l’un des principaux donateurs des musées français et de gérer la Fondation Wildenstein, qui dresse et édite des catalogues raisonnés d’artistes. Il trépasse en 1963. C’est alors à Daniel qu’incombe la tâche de diriger l’entreprise, en cultivant toujours, à l’exemple des générations précédentes, la discrétion la plus absolue sur leurs affaires. Ce qui, en soi, n’a rien de répréhensible, et est même conseillé à tout marchand un peu conscient de ses intérêts et de ceux de ses clients.
Les révélations gênantes de la femme trompée
Mais « qui femme a, noise a », dit le proverbe médiéval. Un beau jour, Jocelyn, épouse de son fils aîné, Alec, manifeste son intention de divorcer. Non sans quelques bonnes raisons : elle aurait surpris son mari au lit avec une autre femme, et celui-ci l’aurait menacée d’une arme à feu. En désaccord avec le montant de sa pension alimentaire, elle prend à témoin les médias américains, des tabloïds à la presse dite « de qualité », sans oublier la télévision, et révèle quelques secrets de famille, pas toujours très vérifiables et rarement reluisants. Dont le moins joli, vivement démenti par les intéressés, concerne le commerce d’art avec les nazis durant l’Occupation.
Le scandale est tel que le patriarche Daniel Wildenstein est contraint de lui accorder la pension réclamée et de sortir d’un mutisme aussi légendaire que l’étendue de ses collections. Il multiplie les déclarations à la presse, allant jusqu’à réaliser un livre d’entretiens avec le journaliste Yves Stavridès (Marchands d’art, Plon). Il tente élégamment – de l’avis général de ceux, et surtout de celles, qui l’ont connu, l’homme était un séducteur – d’y éteindre l’incendie causé par la mention des activités de la galerie durant la guerre, sans se rendre compte qu’il allume de nouveaux brandons, en évoquant une collection de tableaux de Bonnard, qui reviendra sur le tapis lorsqu’il sera question de sa succession.
Si Jocelyn est une panthère – elle en a en tout cas la physionomie, après de nombreuses opérations de chirurgie esthétique qui contribuent encore à sa célébrité –, la propre épouse de Daniel, Sylvia Roth-Wildenstein, a apparemment, elle, tout d’un oiseau de paradis. Très belle, très blonde, gentiment mondaine, elle joue les évaporées, que son mari comble de cadeaux et tient soigneusement à l’écart de ses affaires. C’est oublier qu’elle a été dans sa jeunesse sous-officier dans l’armée israélienne et a connu quelques guerres. A l’usage, elle va se révéler une lionne. Surtout quand elle se rendra compte qu’on vient de la priver de ses chers chevaux : « J’ai réagi lorsqu’un avocat m’a fait signer un papier, déclare-t-elle alors au Monde. Je me suis rendu compte que mes quatre chevaux ne m’appartenaient plus. Mon époux, Daniel, m’avait offert mon premier cheval, une jument bien née, mais condamnée à la boucherie. Elle s’appelait Neomenie et est devenue une championne de course d’obstacles… »
Après la mort de son mari, le 23 octobre 2001, ses beaux-fils Alec et Guy l’ont en effet encouragée à renoncer« purement et simplement à la succession de son époux », dit un arrêt de la cour d’appel en 2005, très sévère pour les deux garçons parce qu’ « [ils] lui [ont] fait croire faussement qu’en renonçant à la succession » elle s’exonérait de la dette fiscale laissée par le défunt – lequel, de son vivant, déclarait sans sourciller moins que l’équivalent de 500 euros de revenus mensuels ! La source de cette dette ? Un redressement fiscal, au titre de l’impôt sur le revenu des années 1996 à 1998, d’environ 67 millions de francs à l’époque.
Dans un fax daté du 6 août 2003 adressé à Sylvia Roth-Wildenstein, ses beaux-fils lui ont affirmé : « Il était envisagé par les impôts une procédure pénale contre Daniel et toi ; qu’aurais-tu fait devant un juge d’instruction ? » Le tribunal a estimé que ce fax était « de nature à impressionner fortement Mme Wildenstein, alors âgée de 68 ans et de nationalité américaine, les poursuites pour fraude fiscale pouvant conduire, aux Etats-Unis d’Amérique, à une longue peine d’emprisonnement… »
Après la panthère et la lionne, la tigresse…
Or, non seulement la renonciation de Sylvia Roth-Wildenstein à la succession de son mari ne la mettait pas à l’abri de l’administration fiscale, mais Daniel Wildenstein avait en outre laissé de quoi régler les frais de sa succession. Ramené après transaction à 7,6 millions d’euros, l’impôt était largement couvert par une caution bancaire établie de son vivant à hauteur de 9,6 millions d’euros.
Ici, la cour d’appel se faisait, dans son langage le moins fleuri, sévère : ses beaux-fils, « avec l’ensemble des intervenants juristes et fiscalistes chargés de conseiller Mme Wildenstein » , se sont « abstenus de l’éclairer exactement sur sa situation financière, alors qu’elle n’avait jamais participé aux activités financières de son mari, qu’elle n’était pas renseignée précisément sur l’état et la composition de sa fortune mobilisable » et qu’elle était « quelque peu fragilisée tant par l’âge […] que par le décès de celui qui avait été son compagnon durant quarante ans et qu’elle venait de veiller pendant une dizaine de jours à la clinique où il venait d’être opéré d’un cancer et se trouvait dans le coma ».
Tous les principaux éléments du procès à venir en janvier 2016 sont là. Mais personne ne le sait encore, sauf une avocate, encore peu connue. Claude Dumont-Beghi n’est pas un ténor du barreau, mais a une réelle passion pour le droit, et en connaît toutes les arcanes. Elle va le prouver dans la décennie qui va suivre. Après la panthère et la lionne, les Wildenstein vont avoir à faire face à une tigresse. C’est elle qui, plaidant pour Sylvia lors du procès du 14 avril 2005 à la cour d’appel de Paris, obtient la requalification de son statut marital.
Ils sont réputés mariés sous le régime de la séparation de biens à New York. Le fait qu’elle et Daniel aient vécu majoritairement à Paris lui permet de démontrer qu’en droit, le régime applicable est le français, en l’occurrence, et en l’absence de contrat, celui de la communauté de biens, donc que Sylvia a l’usufruit de la moitié de la fortune de son défunt mari. C’est elle aussi qui trouve étrange, sinon miraculeux, que Daniel Wildenstein, dans les jours qui ont précédé son décès, plongé dans un « coma aréactif » , ait pu signer au profit d’une société détenue par ses deux fils la vente de soixante-neuf chevaux de course, et être déclaré comme ayant assisté à la tenue d’un conseil d’administration… Elle sera alors suivie par la cour, qui ne croit pas non plus aux miracles, sur ces deux points.
On épargnera au lecteur la décennie de procédures qui s’en est suivie. Les norias d’avocats, tous plus prestigieux les uns que les autres, appelés à la défense des Wildenstein. Les attendus parfois surprenants de certains tribunaux auxquels Claude Dumont-Beghi, soucieuse d’estimer les avoirs du défunt Daniel Wildenstein, signalait l’existence de trusts dans des paradis fiscaux : deux jugements, un en appel, confirmé en cassation, déclaraient dans leurs attendus que « l’évasion du patrimoine dans des sociétés étrangères et des trusts [était] conforme à la tradition familiale de transmission des biens aux héritiers directs »…
Ces fameux trusts, quels sont-ils ? Claude Dumont-Beghi les décortique dans un livre à paraître le 6 janvier aux éditions de l’Archipel, Les Milliards cachés des Wildenstein, où elle décrit l’ensemble de l’affaire. A l’origine, une invention britannique remontant au Moyen Age. Si la ceinture de chasteté dont les chevaliers partant en croisade ceignaient leur épouse est un mythe, ils ne voulaient pourtant pas laisser la malheureuse sans protection, et confiaient leur fortune à un homme de confiance, un « trustee », à charge pour lui de l’administrer et de pourvoir aux besoins d’une famille que le croisé savait avoir peu de chance de revoir un jour.
Des tableaux “disparus” dans les caves de la famille
Aujourd’hui, selon l’avocate, la chose est devenue un outil d’une parfaite opacité destiné à frauder le fisc et à blanchir l’argent sale, et pas seulement celui des marchands de tableaux. C’est, semble-t-il, l’avis du fisc et des deux juges d’instruction. Encore aura-t-il fallu, pour qu’ils se mettent en branle, que Claude Dumont-Beghi et Sylvia Wildenstein, dans les derniers mois qui lui restaient à vivre, passent à la vitesse supérieure. La première en signalant ses trouvailles à l’administration fiscale et à deux ministres successifs – Eric Woerth puis François Baroin (seul ce dernier donna suite) –, et Sylvia en acceptant enfin que l’affaire soit portée devant la justice pénale.
Dès lors, la machine judiciaire, on allait dire la vraie, était lancée. Avec des dommages collatéraux pour Guy Wildenstein : en novembre 2010, les policiers de l’Office central pour la répression de la grande délinquance financière (OCRGDF) perquisitionnent à l’Institut Wildenstein, où, depuis des décennies, la famille édite des catalogues raisonnés d’artistes et conserve ses archives, et qui jouxte le siège de l’UMP à Paris, rue La Boétie. Leur surprise fut d’y trouver des œuvres qui n’avaient rien à faire là. Notamment une toile de Berthe Morisot, Chaumière en Normandie, disparue en 1993 avec une quarantaine d’autres tableaux, lors de l’inventaire de la succession Anne-Marie Rouart. L’héritier, son neveu Yves Rouart, avait alors porté plainte. Raison pour laquelle ce sont cette fois les policiers de l’Office central de lutte contre le trafic des biens culturels (OCBC) qui, les 11 et 12 janvier, ont investi les locaux de l’Institut Wildenstein. Et Guy Wildenstein de se voir mis en examen pour « recel d’abus de confiance ». D’autres familles se rendent alors compte que des tableaux qu’elles croyaient perdus dorment dans les caves des Wildenstein. Ces affaires-là sont encore à suivre.
Enfin, vu les amitiés de Guy Wildenstein, l’affaire n’a pas tardé à prendre un tour politique, jusqu’à l’Assemblée nationale où plusieurs députés asticotèrent le gouvernement de Nicolas Sarkozy sur le sujet. C’est le fonctionnement normal d’une démocratie. Mais avant d’être une affaire politique, avant d’être une histoire de gros sous, il s’agit d’abord de dire le droit, ce qu’aura à faire le tribunal correctionnel.