Ce que l’écartement des taux dit de l’état de la zone euro
L’obsession du « spread » renaîtrait-il en zone euro ? Cinq ans après la dernière crise sur le marché des taux souverains de l’union économique et monétaire, les écarts de taux à 10 ans (« spreads ») entre l’Allemagne (le pays de référence pour les investisseurs) et d’autres Etats membres de la zone euro sont à nouveau regardés de près. C’est notamment le cas de la France qui a vu l’écart de taux passer de 26 points de base (0,26 point de pourcentage) en septembre 2016 à un plus haut de 86 points de base le 7 février dernier, soit son plus haut niveau depuis début août 2012. Mais la France n’est pas isolée : l’Italie voit également son spread avec l’Allemagne passer au-dessus de 200 points de base (2 points de pourcentage) pour la première fois depuis trois ans. Le Portugal doit également faire face à des niveaux de spreads proches de ceux de début 2014.
Le maintien du risque politique
L’explication souvent avancée de ce creusement de l’écart est le risque politique. Le spread français s’est ainsi envolé sous le coup de la montée du Front National dans les sondages et donc du risque croissant d’un « Frexit », une sortie de la zone euro de la France qui serait promue par Marine Le Pen. Cette explication est évidemment juste : depuis septembre, le taux français à 10 ans a progressé de 40 points de base, ce qui traduit un courant vendeur sur les marchés. Ce risque politique a aussi alimenté le creusement du spread italien depuis le référendum du 4 décembre et l’entrée de la vie politique de la Péninsule dans des eaux troubles. Au Portugal, le gouvernement socialiste d’Antonio Costa est sous la surveillance des marchés en raison de son alliance parlementaire avec deux formations de gauche, le Bloc des Gauche et le Parti communiste, très critiques de l’austérité et ouvertement hostiles à l’euro.
Des niveaux de taux soutenables
Certes, pour le moment, ces écarts de taux sont loin d’être inquiétants dans la mesure où les taux nominaux des Etats demeurent très faibles sur une base historique. Le taux à 10 ans français est ainsi revenu sous les 1 % ce qui, rappelons-le, ne s’était jamais produit avant 2012. Globalement, lorsque la France s’endette aujourd’hui pour renouveler une dette contractée avant 2012, elle abaisse encore le coût de son financement. Compte tenu de la remontée de l’inflation (qui a atteint 1,6 % en données harmonisées en France), le taux réel reste largement négatif. Il n’y a donc pas péril en la demeure et on est fort loin des urgences de 2012 lorsque les taux s’envolaient et que la zone euro menaçait de se fragmenter.
Soutien massif de la BCE
Il n’empêche. Ces écarts de taux traduisent une véritable inquiétude des investisseurs vis-à-vis de la pérennité de la zone euro. Car si la situation demeure sous contrôle, c’est d’abord en raison de l’action de la BCE. D’abord, parce que depuis septembre 2012, Mario Draghi dispose d’un « bazooka », le fameux programme OMT qui permet de racheter massivement des titres souverains d’un Etat contre un programme « d’ajustement » et de « réformes ». Ce programme a été validé par la Cour de Justice de l’UE et est donc opérationnel, quoique jamais utilisé. C’est l’application concrète du discours de Mario Draghi à Londres de juillet 2012 selon lequel la BCE fera « tout ce qu’il faut » (« whatever it takes ») pour sauver l’euro. Un programme qui avait calmé la crise de 2012 et qui, donc, est assez dissuasive.
Recherche de sécurité
L’autre élément de soutien au marché, c’est évidemment le « QE », le programme de rachat d’actifs de la BCE. Chaque mois, la BCE rachète 80 milliards d’euros d’actifs (60 milliards d’euros à partir du 1er avril) de titres sur les marchés, dont un cinquième de dettes françaises (dettes d’Etat, mais aussi dettes d’agence ou de collectivités locales). On constate donc que des forces considérables maintiennent naturellement les taux des Etats de la zone euro à des niveaux bas. C’est ce qui rend les creusements d’écarts de taux particulièrement préoccupants. Elles traduisent le retour d’une fragmentation et d’un doute que la BCE s’efforce de réduire depuis cinq ans. Ce doute se retrouve également dans la baisse du taux allemand. Alors même que l’inflation repart un peu plus vite outre-Rhin que dans le reste de la zone euro, le taux allemand à 10 ans recule. Le 27 janvier, il était à 0,41 %, ce 24 février, il était revenu à 0,21 %. Cette chute du taux allemand à 10 ans, alors même que les rachats de la BCE semblent devoir se concentrer sur la partie courte de la courbe des taux ( le taux à 2 ans allemand recule beaucoup plus rapidement), est la preuve que le problème n’est pas que celui d’un seul pays menacé par la victoire d’une force eurosceptique. C’est aussi un doute plus général : les investisseurs retrouvent le besoin de chercher la sécurité qu’ils ne voient que dans la dette allemande.
Epées de Damoclès
Pourquoi ce besoin de sécurité ? Parce que l’avenir de l’euro ne leur semble pas encore parfaitement certain. Le risque politique joue ici un rôle clé. Car, outre la poussée du Front National en France, le parti pour la Liberté (PVV) néerlandais devrait réaliser un très bon score et en Italie, les Eurosceptiques rassemblent selon les sondages près de la majorité des électeurs. Plus généralement, par rapport à voici cinq ans, les forces eurosceptiques ou réclamant un changement d’orientation de la zone euro ont gagné en force. La zone euro est donc soumise à plusieurs épées de Damoclès. Certes, une victoire du FN demeure peu probable en France et le Mouvement 5 Etoiles italien n’aura pas davantage de chance de constituer une majorité que le PVV néerlandais, mais leur place et leur influence indirecte inquiètent les marchés.
Des déséquilibres persistants
De plus, les conditions qui ont amené ces mouvements à devenir des vainqueurs potentiels des élections n’ont pas disparu complètement et c’est un sujet d’inquiétude supplémentaire. Cette condition est le déséquilibre interne à la zone euro et les écarts de compétitivité. Les politiques de « réformes structurelles » menées depuis 2010 n’ont pas permis ce rééquilibrage, sauf peut-être en Espagne, pays qui sort cependant à peine d’un simple rattrapage. Le Portugal, l’Italie ou la Grèce n’ont pas regagné de compétitivité et leur croissance reste au mieux faible. Parallèlement, le nord du continent, notamment l’Allemagne, continue d’accumuler les excédents, source même de ces déséquilibres qui contraint les pays du sud de la zone euro à des ajustements toujours plus difficiles. Le manque de coopération allemand fait alors porter un risque majeur parce qu’elle conduit à des choix politiques qui renforcent les forces eurosceptiques. L’incapacité réelle de la zone euro à traiter ce problème devient un problème pour les marchés.
Target-2, un risque potentiel ?
Ces derniers regardent du reste avec inquiétude les conséquences de ce déséquilibre persistant : le fameux solde « Target 2 » qui traduit les flux internes à la banque centrale. Ainsi, les capitaux continuent de fuir l’Italie et la Banque d’Italie affiche un débit de 364 milliards d’euros envers l’Eurosystème tandis que la Bundesbank affiche un crédit de 782 milliards d’euros. Des sommes colossales qui prouvent que les capitaux se dirigent vers l’Allemagne et fuient l’Italie. Ceci pose un véritable problème pour une économie italienne déjà sans dynamique. En soi, Target-2 n’est qu’un baromètre, une mesure. Mais si un pays sort de l’euro pour des raisons politiques, il devient une dette en devise. Si l’Italie revient ainsi à la lire, le solde Target-2 de la Banque d’Italie, qui représente 22 % du PIB, sera non recouvrable par le reste de l’Eurosystème, ce qui pourrait placer toute la monnaie unique en danger. C’est désormais un élément qui est assez observé et qui alimente une certaine tension.
Le doute persiste
Certes, on n’en est pas encore au point où l’action de la BCE deviendrait inopérante et pourrait causer une envolée des taux qui, alors, pourrait avoir une fonction de « prophétie autoréalisatrice ». Mario Draghi reste un gardien vigilant et le QE est là pour rester au moins jusqu’en 2018. Mais cet écartement des taux montre que les marchés n’ont pas, malgré le « whatever it takes » et l’OMT, totalement écarté la possibilité d’une disparition de l’euro. Le niveau des taux prouve que cette inquiétude ne concerne pas le futur immédiat, mais le doute persiste. Mais que se passera-t-il lorsque le soutien direct de la BCE disparaitra ? Ces poussées de fièvre traduisent une inquiétude de fond qui prouve que les politiques menées depuis 2010 ont été globalement inefficace pour lever toutes les hypothèques sur la monnaie unique. Sans renforcement de la zone euro, cette inquiétude devrait persister.