Comment Jean-Luc Mélenchon a « ubérisé » la politique française
« Le 5 février, Jean-Luc Mélenchon à Paris en hologramme, à Lyon en meeting », peut-on lire sur l’affiche. Le trublion de la politique française dédoublé ? L’annonce ne pouvait faire que sensation et, en effet, les médias s’en sont donnés à cœur joie. « Une prouesse technique » pour les uns, quand les autres s’extasient devant cette « première pour un homme politique en France », rappelant l’emploi du procédé pour faire « revivre » les figures populaires, de Dalida à Claude François, dans le monde du spectacle.
Les internautes aussi se sont appropriés l’annonce, avec une profusion de mèmes du candidat à la présidentielle croisé avec des scènes cultes de Star Wars, l’œuvre de pop culture par excellence.
L’ #Hologramme de #Melenchon en exclusivité galactique… @JLMelenchonpic.twitter.com/me6thHVvAa
— Allan BARTE (@AllanBARTE) 12 janvier 2017
Avant même la tenue de l’événement, Jean-Luc Mélenchon a réussi son coup de com’. Mais derrière l’artifice de l’hologramme (réalisé par un prestataire), la campagne du candidat de la « France insoumise » repose réellement sur des outils numériques et fait même figure de pionnière dans l’Hexagone. De la plateforme jlm2017, à sa nouvelle activité de Youtubeur, voici comment le digital est devenu une arme de choix dans sa bataille politique.
Ouvrir la campagne
« Les outils numériques au sens large ne sont pas des gadgets de communication. C’est un choix technologique qui répond à un choix politique », insiste Manuel Bompard, directeur de campagne de Jean-Luc Mélenchon. Face aux difficultés de nouer des alliances avec les Verts et de s’entendre avec les communistes, l’ex-figure de proue du Front de Gauche choisit de s’affranchir du carcan rigide de la politique traditionnelle pour lancer sa campagne sur la toile.
Fort de près de 4 millions d’électeurs à la présidentielle de 2012, Jean-Luc Mélenchon attire au-delà de la population militante classique. La solution est alors « d’ouvrir la campagne et de la rendre accessible à ceux qui ne se reconnaissent pas dans les formes politiques traditionnelles, mais qui restent tout de même intéressés par la politique« , explique Manuel Bompard. En revanche, comment faire pour que ces « intéressés » deviennent des engagés ? La réponse se trouve de l’autre côté de l’Atlantique.
De NationBuilder au « vin insoumis »
Aux États-Unis lors de la primaire démocrate en 2016, le paysage politique assiste à la montée progressive d’un vieux briscard, le sénateur du Vermont Bernie Sanders, venu concurrencer Hillary Clinton. « On avait envoyé des gens voir sa campagne », confie Manuel Bompard. « Son objectif était d’associer les jeunes et les gens éloignés de la politique et il a réussi. C’est une source d’inspiration. »
Le sénateur du Vermont, Bernie Sanders, en campagne pour l’investiture démocrate à la présidentielle américaine 2016. (crédits: Reuters)
Contrairement à Hillary Clinton, véritable apparatchik du Parti démocrate, Bernie Sanders est un indépendant qui a rejoint le parti pour porter plus haut ses idées. Pour lui, pas de troupes organisées et dévouées à travers le pays. Ainsi la technologie entre en jeu, avec le logiciel NationBuilder (*) -utilisé pour la première fois en France par Patrick Mennucci en vue des municipales 2014- repris par Jean-Luc Mélenchon avec le lancement, en février 2016, de la plateforme jlm2017. Les candidats de la primaire de la droite et Emmanuel Macron, avec En Marche, suivront après.
Le principe est de mobiliser ceux qui s’intéressent et veulent soutenir la campagne. En s’inscrivant, ils peuvent entrer en contact avec les autres inscrits près de chez eux. « L’idée est de rejoindre des groupes d’appui sans avoir de contacts préalables, sans avoir besoin de connaître un militant, et ça, c’est quelque chose de nouveau », souligne Guillaume Royer, développeur, en charge de la plateforme jlm2017. Aujourd’hui, le mouvement de la France insoumise revendique plus de 30.000 inscrits répartis dans environ 2.000 groupes d’appui.
Les groupes se créent sans validation a priori, puis se munissent du matériel de campagne disponible sur cette même plateforme via un onglet dédié. Autocollants, affiches, pin’s, programmes, kits du volontaire… et même du « vin insoumis », tout l’attirail du parfait petit militant est disponible, mais payant.
Capture d’écran de la carte des groupes d’appui de la campagne de Jean-Luc Mélenchon.
« Aborder des sujets d’actualité trop peu traités par les médias »
Autre source d’inspiration des « insoumis », le parti espagnol né du mouvement des indignés, Podemos, et l’une de leurs devises : « deviens toi-même le média ». Une fois encore, la technologie propose un outil pour répondre à cette problématique : la plateforme YouTube.
« La chaîne existe depuis janvier 2012, elle a été ouverte pour la dernière présidentielle, puis réanimée en 2015 », rappelle Antoine Léaument, en charge de YouTube et des comptes de Jean-Luc Mélenchon sur les réseaux sociaux. À l’origine, seuls les discours, les passages dans les médias et les interventions au Parlement européen du député figuraient sur la plateforme de Google, puis en février 2016 l’équipe a commencé à produire des contenus. Ainsi est né le premier homme politique « Youtubeur ».
Un choix de communication très médiatisé. La chaîne connaît un réel succès, notamment avec le lancement en octobre dernier de « La revue de la semaine ». « L’objectif est double, Jean-Luc s’exprime sur ce qu’il a fait dans la semaine, et aborde des sujets d’actualité trop peu traités par les médias », détaille Antoine Léaument. « Ça va des animaux pollinisateurs menacés d’extinction, à Donald Trump et sa dispute avec la Chine sur Taïwan. »
Résultat, la chaîne a connu un pic d’abonnements en trois mois. De 23.000 abonnés, elle en compte désormais près de 195.000, soit plus que des Youtubeurs engagés comme Usul et Osons Causer.
« Frapper de ringardise les partis traditionnels »
Cette appétence pour le numérique chez Jean-Luc Mélenchon n’est pas de façade. « Il a une culture web poussée », confie Antoine Léaument, quand Manuel Bompard rappelle l’intérêt de l’ancien sénateur socialiste pour les radios libres et sa présence sur le minitel. « Il a toujours regardé comment les évolutions technologiques impactent la politique », selon son directeur de campagne.
Aujourd’hui, le numérique lui permet de mettre en place son stratagème. « Le génie politique de Jean-Luc Mélenchon est de se présenter comme hors système et de jouer sur cet aspect », analyse Francis Balle, politologue et directeur de l’Institut de recherche et d’études sur la communication (Irec). « Grâce au numérique, il fait croire qu’il l’est et se présente comme celui qui connaît la société de demain, celui qui utilise de la manière la plus pertinente les technologies de demain. Ce sont deux choses qui ne sont pas évidentes à concilier. »
En s’affranchissant du Front de Gauche et en créant, non pas un parti, mais un mouvement, celui de la France insoumise, Jean-Luc Mélenchon sort en effet du cadre traditionnel. Cette nouvelle forme lui permet de s’adresser à ceux qui s’estiment lésés par les partis de gouvernement. Emmanuel Macron a d’ailleurs appliqué la même stratégie, la plateforme En Marche fonctionnant comme jlm2017 et le mouvement se présente aussi comme hors système. « La technologie est à la fois un moyen de mieux écouter et d’être plus attentif, de montrer qu’on est dans le coup. C’est un moyen de frapper de ringardise les partis politiquestraditionnels », analyse Francis Balle.
En revanche, l’emploi du numérique n’assure en rien la victoire au scrutin. « Il ne faut pas prêter à ces technologies des vertus qu’elles n’ont pas », nuance le politologue. Les mythes de la victoire de John F. Kennedy due à la télévision et celle de Barack Obama en 2008 due à Internet, « sont faux » rappelle Francis Balle. « Ce qui fait une campagne, c’est la cohérence d’un programme et la pertinence d’un slogan. »
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(*) Francis Balle, NationBuilder : le big data et les campagnes électorales, La revue européenne des médias et du numérique, numéro 40 automne 2016.