En Espagne, une agression réveille les vieux démons basques
Où se trouve la frontière entre la violence et la terreur ? Entre une agression contre des gendarmes et un lynchage prémédité visant à imposer la peur ? La polémique fait rage en Espagne depuis l’agression, le 15 octobre, de deux gardes civils qui n’étaient pas en service et de leurs compagnes, dans un bar d’Alsasua, petite commune de 8 000 habitants de Navarre. Insultés et frappés par plus d’une vingtaine de personnes, certaines ayant le visage dissimulé, les gardes civils ont été forcés à quitter le bar. Une fois dans la rue, ont-ils raconté au juge, ils ont de nouveau été cernés et agressés par une quinzaine de personnes qui leur ont crié de quitter la Navarre. L’un des deux gardes a dû être opéré d’une fracture à la cheville, les autres victimes ont souffert de blessures légères.
Sept adultes, âgées de 19 à 24 ans, et deux mineurs ont été arrêtés. Leurs actes ont été condamnés par tous les partis, à l’exception des indépendantistes radicaux de la gauche abertzale (patriote) EH Bildu pour laquelle il ne s’agit que d’une simple « bagarre de bar » après une « provocation » de la part des gardes civils.
Un délit de terrorisme contesté
Le 22 novembre, l’Audience nationale, le haut tribunal espagnol, saisie par une plainte de Covite, l’Association de victimes du terrorisme au Pays basque, a décidé de poursuivre les agresseurs pour « un délit de terrorisme ». Les accusés sont proches de l’association Ospa Mugimendua, qui exige le départ des FSE (Forces de sécurité de l’État), comme le faisait l’ETA. Ils risquent des peines de dix à quinze ans de prison.
Pour le gouvernement de la région de Navarre, ainsi que les principaux partis politiques – des nationalistes de Geroa Bai à EH Bildu, en passant par Podemos et le Parti socialiste de Navarre –, la décision de la juge est « disproportionnée ».
Samedi 26 novembre, plus de 10 000 personnes ont défilé dans les rues de la ville pour demander que le dossier soit rendu au juge d’instruction de Navarre. Ils voulaient aussi s’opposer à l’image de la ville véhiculée dans les médias, celle d’une sorte de Belfast basque. Les manifestants ont critiqué un « montage politique, médiatique et policier » et ont revendiqué au contraire la « paix et le vivre ensemble » qui règnent depuis la fin de l’action armée d’ETA.
Pour la juge chargée de l’affaire, il ne fait pourtant pas de doute qu’il existe une « habitude de harcèlement » dans cette ville et que le métier des victimes est « l’unique et exclusive » raison de l’agression. Selon son ordonnance, l’agression se situe « dans le contexte de la mouvance “Alde Hemendik” [hors d’ici, en basque], dont l’objectif principal est de nier la présence des Forces de sécurité de l’État en Navarre et au Pays basque. »
Des gardes civils harcelés
Cinq ans après la fin de la violence annoncée par les séparatistes basques d’ETA, le 20 octobre 2011, l’agression d’Alsasua a réveillé de vieux démons en Espagne. Est-ce une résurgence de la Kale Borroka (lutte de la rue), ces actes de violence urbaine autrefois menés par le groupe terroriste pour semer la terreur ? Ou la fin des attentats s’est-elle accompagnée d’une « normalisation » sociale ?
Les déclarations au juge des gardes civils et de leurs compagnes, diffusées par la radio Cadena Ser, dépeignent un climat étouffant, qui rend impossible leur intégration.
L’un d’eux raconte que la femme d’un collègue s’est fait cracher dessus alors qu’elle emmenait son enfant à l’école. Une des victimes, originaire d’Alsasua, a confié que, depuis qu’elle sort avec un garde civil, des voisins ont cessé de la saluer. « Il existe une radicalisation terrible au Pays basque et en Navarre, un manque de liberté, un silence imposé et une culture de la haine, s’insurge la présidente de Covite, Consuelo Ordóñez. Pourquoi devons-nous accepter que les gardes civils ne puissent pas mener une vie normale ? » Logés dans la caserne, protégée par des grilles de trois mètres de haut, les gardes civils et leur famille préfèrent souvent, de fait, éviter de fréquenter les bars, en particulier la nuit. Leurs agresseurs sont-ils pour autant des « terroristes » ?
La justice devra trancher en s’appuyant sur la réforme du code pénal de 2015. Celle-ci a élargi la définition du « terrorisme » aux délits ayant pour finalité de « supprimer ou déstabiliser gravement le fonctionnement des institutions politiques ou des structures économiques et sociales de l’État ou obliger les pouvoirs publics à réaliser un acte ou s’abstenir de le faire ; d’altérer gravement la paix publique […] ; de provoquer un état de terreur dans la population ou une partie d’elle. » Une définition qui avait suscité une vive polémique.