« Monsieur Raoul », mémoire vivante du Père-Lachaise
De l’extérieur, c’est une agence de pompes funèbres comme une autre, juste en face du Père-Lachaise. Il faut traverser la boutique, pousser une porte, se glisser dans le couloir, et là, surprise : les murs sont tapissés de clés. Elles pendent par grappes à des crochets numérotés. Des neuves et de très vieilles, toutes rouillées. Certaines simples, d’autres ouvragées. Des milliers et des milliers de clés, des trousseaux entiers, correspondant à autant de chapelles dispersées à travers les 44 hectares du cimetière.
Raoul Jaafari est l’homme aux clés du Père-Lachaise. Un peu comme le concierge d’un grand hôtel. L’agence Rebillon où officie ce solide sexagénaire est chargée d’entretenir une bonne partie des sépultures du plus vaste des cimetières parisiens, et l’un des plus connus au monde. Les propriétaires de concessions lui laissent les clés de leurs chapelles et caveaux. Les dossiers qui vont avec sont, là aussi, précieusement rangés dans son bureau. Un pour chaque monument. À l’intérieur, les documents retraçant la construction, les inhumations, les exhumations éventuelles, les travaux de rénovation…
Un condensé de l’histoire de France
Tout cela depuis que le premier magasin a ouvert en 1811, sept ans après l’inauguration du cimetière. Chopin, les maréchaux de Napoléon, les grandes familles bourgeoises, mais aussi le sculpteur Arman ou le pianiste Michel Petrucciani, toutes leurs archives funéraires reposent ici. « Je suis entouré de l’histoire de France ! », résume Raoul Jaafari. « Monsieur Raoul », comme tout le monde l’appelle dans le métier.
À la Toussaint, il vit chaque année quelques jours de folie. Lever à 3 heures du matin. Réception des camions de fleurs à partir de 4 heures. « En cette saison, j’achète des chrysanthèmes par champs entiers », dit-il. Puis il parcourt les allées, pour s’assurer que « ses » tombes sont propres et bien fleuries, au Père-Lachaise et dans les dizaines de cimetières de la région dont il est chargé pour Rebillon. « C’est un passionné. Il va jusqu’à assurer lui-même certaines plantations », témoigne un de ses jeunes collègues, bluffé.
Raoul Jaafari ne vérifie pas seulement l’extérieur des sépultures. Avec ses clés, il est l’un des rares à pénétrer dans les chapelles. « Venez ! », lance-t-il en faisant grincer la serrure de l’une des plus imposantes, construite dans les années 1880 et plusieurs fois restaurée. La porte de bronze refermée, l’œil s’habitue à la pénombre, se pose sur l’autel en marbre de Carrare, puis discerne, au fond, un petit escalier. Quelques marches, et « Monsieur Raoul » fait les honneurs de la crypte. Il y fait 14 degrés. Une soixantaine de niches ont été prévues pour accueillir autant de corps. « Cette chapelle est encore en activité, précise le marbrier. J’y ai enterré des membres de la famille. » Mais pour les cercueils, l’escalier se révèle trop raide. Ils descendent donc par un autre passage, caché, creusé dans un mur…
« Excusez-moi, la tombe de Jim Morrison, s’il vous plaît ?, demandent soudain deux touristes de passage. — Un peu plus loin, juste à côté de la barrière. » Le Père-Lachaise, Raoul Jaafari en connaît tous les recoins et les secrets. Il y travaille depuis des dizaines d’années. « J’ai commencé ici tout gamin, raconte-t-il. Je n’avais pas 14 ans, et je venais à la Toussaint et aux Rameaux pour gagner un peu d’argent en brossant ou fleurissant les tombes. C’est comme cela que j’ai attrapé le virus de la pierre. » Ses études à l’université Paris-Dauphine l’entraînent pourtant dans une tout autre voie. Il devient contrôleur de gestion. Puis un accident de carrière le ramène brutalement à ses premières amours. « J’ai été embauché dans cette marbrerie et je suis reparti de zéro. J’y faisais tout, la compta, la paye, tout en courant planter, laver, enterrer, restaurer… »
Rénover le patrimoine funéraire constitue aujourd’hui son activité privilégiée. « Ici, il y a beaucoup de tombes anciennes qui manquent d’entretien. Regardez cette chapelle-ci, avec sa porte éventrée et les infiltrations d’eau ! On essaie de sauver celles qu’on peut. » La restauration peut coûter cher. Si une réparation ponctuelle revient à 5 000 ou 10 000 euros, la facture peut dépasser 200 000 euros pour une grosse chapelle très dégradée. « On ne fait pas des marges monumentales, assure-t-on chez Rebillon. Mais parfois, quatre ou cinq compagnons passent un an sur un monument, en respectant les règles de l’art. Il faut les payer. »
Au Père-Lachaise, dont toute la partie ancienne a été classée, l’État peut voler à la rescousse des particuliers. « Il faut s’adresser à la Fondation du patrimoine et monter un dossier pour détailler les travaux envisagés », explique Raoul Jaafari. Le ministère de la culture peut alors accepter que la rénovation soit exemptée d’une partie des impôts prévus. Rebillon estime travailler sur dix à vingt monuments par an. « Vous voyez, la modeste tombe d’Auguste Comte, par exemple ? Je m’en suis occupé. J’ai aussi remplacé la colonne en pierre noire du monument à Charles-François Lebrun, duc de Plaisance. » Un chat se faufile entre deux sépultures. On s’attend presque à ce que « Monsieur Raoul » l’appelle par son nom, lui aussi.
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