L’objet de l’époque : les calories
Jean-Luc Mélenchon a capitulé face à la tyrannie du chiffre.Pas celle du grand capital, l’autre – celle qui se nomme kilocalories (kcal) et qui l’incite à manger des taboulés au quinoa. Qu’est-ce qui incarne mieux notre époque obsédée par la science crispante du data que ces unités énergétiques ? Personne ne sait à quoi elles correspondent, mais tout le monde connaît vaguement les règles. Femme, 2 000 par jour. Homme, 3 000. Big Mac, beaucoup trop.
Les calories s’invitent sur les smartphones sans qu’on ait rien demandé. « Bravo, vous avez brûlé 781 calories avec Runtastic cette semaine ! Mettez vos chaussures et lancez-vous ! » Il y en a, des scores à obtenir. Chasser les Pokémon (41/250), vider les mails (372 non lus), mettre à jour le système d’exploitation (9.3.5), consulter le calendrier (4 événements au programme), et maintenant, donc, brûler des calories.
Vigipirate de la bouffe
Unités de mesure énergétique, utilisées sur le plan nutritionnel par les autorités pendant la première guerre mondiale pour inciter les populations à se rationner, comme l’explique l’Agence Science-Presse québécoise, les calories ont été transformées en outil de torture à l’usage des femmes par un livre, Diet and Health. With Key to the Calories, écrit par l’Américaine Lulu Hunt Peters, en 1918, et vendu à 2 millions d’exemplaires. « Désormais, vous mangerez des calories de nourriture. Plutôt que de dire que vous prenez une tranche de pain, ou une part de gâteau, vous direz 100 calories de pain, 350 calories de gâteau. » Merci Lulu.
Depuis, elles ont survécu à tout. Aux assauts conjoints de l’OMS et de la FAO, qui leur préféraient le joule. Au magnifique « Comité pour la nomenclature de l’Union internationale des sciences de la nutrition », réuni en 1969 et parvenu à la même conclusion. Aux experts en tout genre qui répètent que les calories ne sont pas le seul élément à prendre en compte pour faire un régime.
Mon soi quantifié
Rien n’y fait. Au contraire, cela s’aggrave. Jadis, elles n’étaient que les compagnes semi-inconscientes de notre petit déjeuner – 113 kcal par portion de 30 grammes, ruminait-on devant nos céréales aux fruits rouges. Désormais, elles nous clignotent aux yeux par la grâce des nouveaux « étiquetages nutritionnels » testés depuis le 26 septembre dans plusieurs régions de France. Une sorte de Vigipirate de la bouffe, où le roquefort fait office de fiché S.
En fait, les calories étaient très en avance sur leur temps. Des pionnières de la mesure corporelle, qui est aujourd’hui la mesure de toute chose. Je ne suis plus cet être débordant, ce mélange approximatif, à l’essence insaisissable. Je suis 2 000 kcal par jour ; je suis 10 000 pas quotidiens (recommandation OMS) ; je suis 5 fruits et légumes, 7 unités d’alcool par semaine ; je suis un IMC à 18,5 ; je suis 64 pulsations par minute. Mon soi est parfaitement quantifié, ni trop ni pas assez, sans espace vacant pour les angoisses existentielles. Mais alors, pourquoi me sens-je si vide ?