Les Tardi sur tous les fronts
L’auteur et illustrateur replonge dans la Grande Guerre avec « Le Dernier Assaut », un livre accompagné d’un CD de sa femme, la chanteuse Dominique Grange.
C’est d’abord une histoire de prénoms. Celui de Jacques Tardi a été gommé par l’usage qui, en bande dessinée, a longtemps fait la part belle aux pseudonymes ou aux patronymes : Hergé, Franquin… Lui se fait appeler Tardi tout court depuis ses débuts dans le métier, il y a quarante-cinq ans. Dominique Grange, elle, a conservé son identité complète – prénom et nom – sur les affiches de ses récitals. Sauf que pour tout le monde, en dehors de la scène, elle est « Dom », tout simplement.
« Dom » et Tardi forment un couple dans la vie depuis la fin des années 1970. Ils composent également un tandem artistique assez singulier, à la croisée de leurs disciplines respectives. Le duo sort, le 5 octobre, Le Dernier Assaut, un livre-CD composé d’un récit dessiné de 90 pages et d’un disque de 14 textes et chansons. Il s’agit de leur troisième réalisation de ce genre, après 1968-2008… N’effacez pas nos traces ! (Casterman, 2008) et Des lendemains qui saignent (Casterman, 2009).
Dominique Grange chante « N’effacez pas nos traces ! »
Depuis deux ans, leur collaboration se décline également sous la forme d’un spectacle intitulé Putain de guerre !,inspiré d’un double album traitant du thème de prédilection du dessinateur : la première guerre mondiale. Il s’agit de l’ultime incursion de Tardi dans cet immense sujet. Ils se retrouvent ainsi côte à côte sur scène : elle pour chanter, en compagnie d’un groupe de cinq musiciens, Accordzéâm ; lui pour dire des textes tirés de sa BD, assis derrière une table.
Dessinateur à l’ancienne
Qui aurait cru cela de la part de Tardi ? Dessinateur à l’ancienne enfermé dans la pénombre de son atelier, le Grand Prix d’Angoulême 1985 présente peu de points communs avec les jeunes bédéistes d’aujourd’hui, capables de passer derrière une caméra ou de dessiner pendant un concert rock. « Monter sur scène n’était pas un plan de carrière », assure-t-il, en se souvenant du trac et des balbutiements des débuts. « Mon phrasé reste très monocorde, même s’il m’arrive de m’emporter légèrement en lisant des passages un peu hargneux, poursuit-il. Il n’est pas question pour autant de mettre davantage d’intonations : je ne suis pas comédien. »
C’est par la BD, et au bien nommé périodique BD que Jacques Tardi et Dominique Grange se sont rencontrés en 1977. Lancé par le Professeur Choron et Charlie Hebdo, cet hebdomadaire grand format en noir et blanc propose cette année-là, à la « une » de son premier numéro, Griffu, une série policière dessinée par Tardi et scénarisée par Jean-Patrick Manchette, qui occupe également la place de rédacteur en chef – un poste que Dominique Grange, embauchée comme secrétaire de rédaction, occupera après le départ du romancier.
« Dom » sort alors d’une période délicate, marquée par la clandestinité et un engagement politique sans concession. Chanteuse « rive gauche » que Guy Béart avait prise sous son aile, elle a décidé de stopper net sa carrière artistique en Mai 68, ne se reconnaissant plus dans le show-business – « un métier qui ne rend pas généreux », dit-elle aujourd’hui. Elle a alors 28 ans et rejoint le Comité révolutionnaire d’action culturelle (CRAC) créé à la Sorbonne, puis les rangs de la Gauche prolétarienne (GP). Le mouvement des « établis » bat son plein : elle part travailler pendant un an et demi dans une usine d’emballage de la banlieue niçoise.
A son retour à Paris, alors que la GP a été dissoute par les lois Marcellin, elle continue de militer au sein de l’organisation maoïste, mais comme clandestine, pendant trois ans et demi. La chanson dans tout cela ? « Dom » l’a abandonnée en chemin, hormis quelques compositions, comme cet hymne anticapitaliste, Les Nouveaux Partisans. C’est Tardi, peu après le début de leur union, qui va la remettre sur le chemin des studios. « Il m’a presque donné la permission de sortir de mon bunker, se souvient-elle. Il aimait mes chansons et m’a dit qu’il y avait une part en moi qui était réprimée, étouffée, et qu’il fallait que je fasse un disque. Il était même prêt à le financer. » En Tardi, Dominique Grange va trouver plus qu’un compagnon de lutte aux convictions similaires – « tendance libertaire-anar, sans jamais avoir été militant cependant », s’autodéfinit-il.
Critique sans être castrateur
Le dessinateur va également devenir son premier conseiller artistique. Et réciproquement. Elle : « Dès que j’ai un embryon de chanson, je le lui montre afin d’avoir son avis. Il est critique, mais jamais castrateur. » Lui : « Il y a beaucoup d’échanges d’idées entre nous. C’est mon côté chiant : dès que je suis engagé sur un projet, j’abrutis mon entourage avec. »
Extrait du « Dernier Assaut »
Un sujet va les rapprocher plus que tout autre : la première guerre mondiale. Enfant, Tardi a été traumatisé par le récit d’une grand-mère racontant comment son mari, un jour de bombardement, avait malencontreusement plongé ses mains dans les entrailles d’un cadavre sur le champ de bataille. Sans ce souvenir, jamais le créateur d’Adèle Blanc-Sec n’aurait autant écrit et dessiné sur 14-18, donnant corps à une esthétique unique mondialement reconnue. Coïncidence improbable, les deux grands-pères de Dominique Grange ont eux aussi vécu la « grande boucherie » les mains dans les viscères, en tant que médecins mobilisés. Trois décennies plus tard, son propre père sera fait prisonnier au tout début de la seconde guerre mondiale, au Stalag V B. Celui de Tardi le sera également, comme il le raconte dans Moi, René Tardi, prisonnier de guerre au Stalag II B (Casterman, 2 tomes).
De leurs échanges naîtront évidemment des créations communes. Pour un album, Tardi va ainsi emprunter à « Dom » un personnage de « fusillé pour l’exemple », François Paulet, figurant dans l’une de ses chansons. « Dom » va faire de même en mettant en musique le destin du brancardier Broutille, créé par Tardi dans le livre-CD qui vient de sortir. Juste retour des choses, en quelque sorte, c’est elle qui va le convaincre de monter sur scène à ses côtés. Une vingtaine de représentations plus tard (notamment à Craonne et à Ramallah), l’expérience n’est pas pour lui déplaire. « Quand vous faites des bouquins, vous avez peu de relations avec votre public, sauf pendant les signatures, dit-il. Là, les gens réagissent. Ils crient “Salaud !” quand apparaît le visage du général Nivelle sur l’écran [où sont projetés des dessins de Tardi]. On en a vu pleurer dans la salle ou venir nous raconter après le spectacle l’histoire de leurs grands-pères morts sur le front. Ce traumatisme européen a vraiment touché tout le monde. »
Mari et femme depuis 1983 – ils n’ont pas eu d’autre choix que de s’unir légalement en dépit de leurs convictions libertaires, afin d’adopter quatre enfants au Chili, en pleine dictature –, « les » Tardi n’en ont pas fini avec la création. L’anniversaire des 50 ans de Mai 68 arrive à grands pas. Un projet d’album de bande dessinée – lui au dessin, elle au scénario – est dans les tuyaux. « En même temps, les commémorations, ça m’emmerde, soupire Dominique Grange. Cet album, je le verrais bien sortir en 2017 ou 2019. » Du Tardi dans le texte.
Le Dernier Assaut, de Tardi,
Dominique Grange, Accordzéâm.
Livre-CD, 14 textes et chansons,
Casterman, 132 p., 23 € (à paraître le 5 octobre).
Spectacle « Putain de guerre »
en tournée. A Nancy, le 11 novembre.
A Genève, le 13 janvier.
Voir aussi des extraits de la BD et du CD « Le Dernier assaut », l’ultime album de Tardi sur la première guerre mondiale