Les rats de la discorde
Réunis en séminaire à Paris, des experts internationaux se sont divisés sur la stratégie à adopter pour gérer les mammifères en milieu urbain.
Comment s’étonner que la rencontre ait eu lieu en sous-sol ? Le 16 juin, la Mairie de Paris accueillait, dans son auditorium, un « séminaire international » intitulé « Stratégie de gestion des rats en milieu urbain ». L’international allait de Zurich (Suisse) à Amiens, et de Marseille à Hambourg (Allemagne). Et, puisque le rongeur ne fait pas de discrimination sociale, on allait aussi bien mentionner les terriers de la prison de Perpignan que les berges de Seine, à Rueil-Malmaison.
Les grandes conférences mondiales de lutte contre les rats ont plus de cent ans. La première fut organisée en 1897 à Venise (Italie), après la découverte par Alexandre Yersin, en 1894, du bacille de la peste porté parcet animal. Les premiers congrès tenus à Paris – en 1927 et 1928 –
visaient, comme celui de la semaine passée, à l’échange de bonnes pratiques.
« Gestion raisonnée »
A l’époque, on y parlait gestion des déchets et « rat-proofing » (comment empêcher le rongeur de s’installer quelque part). Près d’un siècle plus tard, face à l’apparition de souches de rats résistant aux poisons, on parle plus volontiers de « gestion raisonnée » de l’animal. L’objectif est de ramener sa présence au ratio d’un individu par habitant en ville – à Paris, il est de 1,75, avec 75 % à 80 % d’entre eux vivant dans les égouts –, pour éviter l’affaissement des chaussées, les courts-circuits électriques et autres risques urbains, tout cela au moindre coût.
Un Danois venu présenter son système de piège a envoyé un courrier recommandé
à un autre intervenant avant la conférence pour demander que sa méthode ne soit pas critiquée : c’est dire si les enjeux commerciaux sont plus élevés qu’au siècle dernier. « Avec sa technique de piégeage, ça fait le rat à 3,50 euros », explique Pierre Falgayrac, l’un des rares formateurs indépendants à la gestion des rats. Parlez-lui du métier, et vous le verrez remonté comme une pendule contre « les conceptions anthropomorphiques » de la bestiole.
Si on met des appâts partout et tout le temps, explique-t-il, c’est parce qu’on voit ces rongeurs comme des armées, avec une vision militaire propre à l’être humain. Voilà pourquoi, dans ces conférences, il voudrait qu’on apprenne à mieux connaître les rats que les produits. « Ils percent le métal. Seul le béton et la brique résistent aux dents du surmulot [autre nom du rat brun] », poursuit-il dans l’auditorium.
Grandes capacités cognitives
Les écrans suivants sont consacrés aux capacités cognitives du rat. L’occasion d’apprendre qu’un seul stimulus inquiétant suffit au rongeur pour qu’il mette en place une stratégie d’évitement, d’où les limites des pièges.
« Les professionnels doivent arrêter de quadriller l’espace avec des boîtes d’appâtage : 90 % d’entre elles ne servent à rien. » La capacité des rats à comprendre les dangers va bien au-delà de ce que nous imaginons, insiste-t-il. « Boulevard Sakakini [dératisé depuis], à Marseille, j’ai vu des rats sortir au rythme des feux rouges ! » Silence dans la salle.
Comble de la sophistication, Pierre Falgayrac et le responsable des déchets de la ville de Pau ont constaté que les rats étaient capables, dans une décharge, de dormir jusqu’à midi dès qu’ils avaient compris que la nourriture arrivait tous les jours à la même heure.
Ces animaux, explique-t-il encore, n’augmentent pas leur population au-delà de la survie. Sur les îles inhabitées où des chercheurs en ont introduit malgré eux, on a constaté que leur population se stabilisait en fonction des ressources. « On n’a jamais vu des rats faire ce que les hommes ont fait à l’île de Pâques », avance-t-il (selon une thèse très controversée, les autochtones auraient disparu après avoir dilapidé leurs ressources naturelles). A se demander pourquoi les rats ont si mauvaise réputation…
Une appli pour signaler sa présence ?
C’est d’ailleurs la ligne de fracture générale entre la méthode dure et les partisans d’une cohabitation pacifique. « Dans un circuit électrique, un seul rongeur suffit à provoquer un court-jus ! », met en garde Mickaël Sage, de CD Eau Environnement, un cabinet d’expertise en faune sauvage. Il montre un article de presse après un accident ferroviaire : « 40 blessés, ça aurait pu être pire… »
Son autre argument tient aux dangers pour l’agroalimentaire. Un rat consomme chaque jour 15 % de son poids. En prenant en compte ce qu’il mange et ce qu’il souille, il estime à 11 kilos de nourriture par an et par habitant dans le monde ce qui est consommé par les rongeurs.
En réponse, un participant estime que les discours sur la santé publique sont trop alarmistes et préférerait qu’on s’inquiète des effets des produits chimiques sur notre environnement.
Et si, suggère Romain Lasseur, un autre spécialiste, on adaptait Waze, l’appli qui permet notamment de signaler la présence des gendarmes sur l’autoroute, pour en faire un « Raze » ? Enfin, un autre expert demande si la profession ne se fixe pas des objectifs trop dépendants de la perception politique envers les rats, qui voudrait qu’il ne faille pas en voir du tout. « Dans le fond, ne devrait-on pas organiser le vivre-ensemble ? »