Nicolas Winding Refn ou la beauté en horreur
Dans « The Neon Demon », le cinéaste danois filme enfin des femmes… pour leur faire vivre un cauchemar.
Dans la vie, Nicolas Winding Refn obéit à sa femme, la comédienne Liv Corfixen. C’est ainsi qu’il a tourné son nouveau film, The Neon Demon, à Los Angeles, et non à Tokyo, comme il l’envisageait à l’origine. Son épouse lui avait mis le couteau sous la gorge. Après le tournage à Bangkok de son précédent film, Only God Forgives(2013), elle ne lui a laissé le choix qu’entre Copenhague, où ils vivent avec leurs deux filles, et Los Angeles, où la famille séjourne régulièrement.
C’est d’ailleurs là que son mari avait tournéDrive (2011). Placé devant une telle obligation, le réalisateur danois ne tergiverse jamais. Il acquiesce. « Vous me connaissez un peu, je suis le mec plutôt sûr de lui, dépoitraillé, chemise largement ouverte, très à l’aise. C’est l’image publique que je dégage. Une fois rentré chez moi, je ne suis plus le même. Je deviens passif, soumis, sadomasochiste. Le genre toutou, le petit chien qui retourne dans sa niche, le mec aux ordres, le doigt sur la couture, dominé par les femmes. »
Bande-annonce de « The Neon Demon »
L’indice de cette soumission se retrouve dans My Life Directed by Nicolas Winding Refn, le documentaire que son épouse a réalisé sur le tournage d’Only God Forgives. Le réalisateur apparaît tourmenté et survolté, régulièrement calmé par Liv Corfixen, préoccupé par la direction à donner à sa carrière et la nécessité de concilier aspirations artistiques et besoin de rester en famille. « Un des films de mon mari, Fear X [Inside Job], a plongé notre foyer dans la banqueroute se souvient Liv Corfixen. J’aimerais que cela ne se reproduise plus. Pour cela, il m’écoute donc. »
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Il arrive toutefois au réalisateur de désobéir. Quand cela se produit, il finit par le reconnaître. Ou il s’arrange avec la réalité. Il y a quelques années, il a rapporté chez lui un lot de plusieurs centaines d’affiches de films distribués dans une salle de la 42e Rue à New York, essentiellement des films d’horreur ou érotiques. Il savait très bien qu’il brandissait la pomme de la discorde. Il lui a fallu masquer le montant du lot – 10 000 dollars – payé avec une partie du cachet obtenu pour le tournage d’une publicité pour les voitures Lincoln, avec Matthew McConaughey. « Ma femme était épuisée par ma collectionnite que ce soit des affiches de cinéma ou des copies de films 35 mm. J’ai un casier judiciaire chez moi, après plusieurs fautes commises à son encontre. Mon crédit était à sec, et il fallait trouver une issue à ce coup de force. » C’est peu dire qu’il a réussi à en sortir par le haut : sa collection d’affiches a donné naissance à un gigantesque ouvrage, L’Art du regard (publié en France par La Rabbia/Actes Sud), accessoirement le plus beau livre de cinéma jamais assemblé par un metteur en scène.
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L’Art du regard possède une dimension autobiographique. Le livre privilégie ce cinéma souterrain avec lequel a grandi le réalisateur, cinéma qu’il a fait découvrir à sa femme. Même s’il ne figure pas dans le livre, Massacre à la tronçonneuse (1974), de Tobe Hooper, aurait pu y occuper une place de choix, autant par sa sortie, d’abord confidentielle, que sa postérité inattendue, devenu un classique du genre. Cette histoire d’un tueur découpant ses victimes à la tronçonneuse est le film de prédilection de Nicolas Winding Refn.
« C’est celui qui a eu le plus grand impact sur moi. C’est lié à une scène que je ne peux effacer, les dernières minutes du film où la jeune fille s’échappe et vous voyez le type avec son masque, c’est une scène de pure horreur, déconnectée de toute sexualité, sans logique, c’est la beauté face à la mort. C’est incroyablement dérangeant. » Bien entendu, Massacre à la tronçonneuse est le premier film que le réalisateur est allé voir au cinéma avec sa future femme. Il était clair qu’il ne pourrait continuer son chemin avec une compagne insensible à son film de chevet. « Je ne me souviens même pas avoir trouvé cela bizarre, assure Liv Corfixen. C’était un film intéressant. Je me suis juste dit qu’une fois suffisait, il était hors de question de voir un film pareil toutes les semaines. »
Depuis toujours, Nicolas Winding Refn affiche un complexe vis-à-vis de sa compagne et, par extension, de ses filles. Dans la fratrie de Refn, le père est d’un côté, les femmes, à l’exact opposé. « Je ne suis pas né beau. Ma femme, en revanche, est née belle, mes enfants aussi. Je me suis toujours demandé ce que cela faisait d’être beau. Enfant, j’étais jaloux de la beauté des autres, car complexé par ma laideur. » Cette césure entre l’homme et la femme – l’homme, selon lui, placé du côté de la force, la femme de celui de la beauté – est le sujet de The Neon Demon.
C’est en réalisant une série de spots pour Gucci que Nicolas Winding Refn a découvert le milieu de la mode et ses mannequins avec ces corps immenses, filiformes, décharnés. Un standard de beauté qui le déstabilise encore et fait de The Neon Demon le film le plus baroque et le plus désenchanté jamais consacré à ce milieu. Le point de départ du film est l’arrivée à Los Angeles d’une jeune fille de 16 ans venue faire une carrière de mannequin. Sa beauté suscite rapidement une jalousie farouche chez ses pairs, au point d’en faire un objet de jalousie ultime.
« Je me suis toujours demandé ce que cela fait d’être née belle, d’en être consciente, de naviguer dans un univers, celui de la mode, mettant en valeur cette seule qualité. La beauté est une valeur qui n’a cessé de grimper au cours de l’Histoire, je pense que la culture de l’Internet, qui est extrêmement narcissique, la place plus haut que jamais. Pourtant, la valeur “beauté” n’a jamais été aussi brève. Ces filles, on le voit bien, dans le monde de la mode, ne restent jamais longtemps au firmament. Leur carrière se révèle de plus en plus courte, comme si leur espérance de vie se réduisait de manière dramatique. »
La césure entre l’homme et la femme a aussi longtemps infusé le cinéma de Refn. Le cinéaste danois a eu une longue période masculine, qui a pris fin avec Only God Forgives : dix longs-métrages, dont Pusher et Drive, baignant dans un univers érotico-gay, où la femme était quasiment absente. Avec The Neon Demon, il écrit une nouvelle page de son cinéma où les personnages masculins deviennent, à leur tour, des objets décoratifs.
Le sommet de l’érotisme homo de Nicolas Winding Refn avait été atteint avec Drive. Cela tenait autant à la rencontre du réalisateur avec Ryan Gosling qu’à son état d’esprit d’alors. « J’ai filmé Ryan Gosling comme une pin-up, le fétichisant à l’extrême : blouson avecun scorpion dessiné dessus, attitude maniérée. Il est regardé comme un dieu et transformé, au fil de ses actions dans le film, en superhéros. » Lorsqu’il évoque sa première rencontre avec le comédien, c’est avec une émotion assumée. Il raconte la nostalgie d’un moment dont il avait saisi l’importance sur l’instant et qu’il tente depuis de garder en mémoire.
Refn avait une fièvre anormale, liée selon lui aux médicaments américains dont le dosage, très différent de celui qu’il prenait au Danemark, plongeait le réalisateur dans un état second. Son dîner avec Ryan Gosling, qu’il rencontrait pour la première fois, ne s’était pas bien passé. Si mal d’ailleurs, qu’il avait demandé au comédien de le ramener en voiture chez lui, sa fébrilité le rendant incapable de tenir un volant. En allumant la radio, Nicolas Winding Refn est tombé par hasard sur la chanson de REO Speedwagon, Can’t Fight This Feeling, un morceau qui a pour vertu de le bouleverser, à tel point qu’il s’est mis ce soir-là à pleurer. C’est ce moment qu’a choisi Ryan Gosling pour lui dire qu’il tournerait avec lui. « Nous sommes littéralement tombés amoureux ce jour-là », reconnaît le metteur en scène.
Il a fallu prendre le contre-pied de cet instant ou, du moins, mieux définir les contours de cette histoire d’amour. Si Drive était le fruit du coup de foudre entre un réalisateur et son acteur, leur film suivant, Only God Forgives, mettait en scène le même acteur, le visage recouvert d’ecchymoses, sous la coupe d’une mère abusive. La perspective de détruire l’icône, autrefois fétichisée, plaçait le réalisateur dans un état euphorique, exaltation redoublée par la perspective de déplaire à une partie du public. Ce sentiment, il comptait bien le retrouver avec The Neon Demon, au Festival de Cannes. L’accueil du film, plus que mitigé – une partie de la salle a même sifflé – a certainement répondu à ses attentes…
Entretien avec Nicolas Winding Refn durant le festival de Cannes
« Only God est à l’opposé de la masculinité. Mon fétichisme masculin avait atteint un tel point que je pouvais renaître dans la peau d’une fille de 16 ans, le personnage principal de The Neon Demon. » L’improbable identification avec son personnage fut si forte pendant le tournage qu’elle a décontenancé Elle Fanning, la jeune comédienne blonde au visage diaphane, qui incarne le mannequin tout juste arrivé à Los Angeles. « J’en étais restée à un Nicolas Winding Refn spécialiste de l’univers masculin, se souvient l’actrice. Voilà qu’il m’explique que mon personnage, c’est lui. A priori, ça ne va pas de soi. Dans les faits, oui. La grande blonde, c’est lui. »
Le réalisateur danois avait pensé à Une étoile est née avant d’écrire son film : cette même idée d’une fille qui trace sa route à Hollywood. A cette différence près que la trajectoire est ici balisée par les fondamentaux de la mode. « J’étais fasciné de voir à quel point ce monde était discipliné et mélodramatique, mais aussi particulièrement idiot par certains aspects. Si j’avais fait un film sur l’industrie du luxe, j’aurais tourné à New York ou à Paris. A Los Angeles, vous touchiez à un autre aspect : la transformation des visages. Et l’idée que celui-ci puisse être altéré, ou transformé, par la chirurgie esthétique. La mode met en relief trois notions qui structurent nos existences, la beauté, l’obsession et la longévité. Si vous y pensez, ces notions sont antinomiques. Vous n’aurez jamais la beauté et la longévité. Mais si vous le voulez absolument, on bascule dans l’horreur. Ce que raconte mon film. Moi, je ne souhaite qu’une chose à l’heure actuelle : rester une jeune fille de 16 ans. » Et le réalisateur danois ne sait plus si c’est encore possible.
« The Neon Demon », de Nicolas Winding Refn. 1 h 57. En salles le 8 juin.
« My Life directed by Nicolas Winding Refn », de Liv Corfixen. 58 min. Dvd édité par Wild Side/The Jokers.