Au « JT », la tête de l’émoi
Depuis 2009, le photographe slovène, Jure Kastelic, saisit, par captures d’écran, les visages des présentateurs de journaux américains, anglais ou chinois qui annoncent une catastrophe.
L’une fait une tête d’oiseau tombé du nid, les yeux écarquillés et la bouche en cul-de-poule. Un peu comme si on venait de lui mettre une main aux fesses sans préavis. Un autre a le menton légèrement relevé et la bouche figée dans un rictus de souffrance qui semble intolérable, il ferme les paupières si fort que l’on se demande s’il parviendra jamais à les rouvrir. Un autre encore se mordille la lèvre tandis qu’une femme fait la grimace et qu’un homme semble contenir un éclat de rire.
A regarder ces visages, en gros plan et sans sous-titres, on imagine mal qu’il s’agit de captures d’écran de télévision réalisées au moment où des présentateurs annoncent une catastrophe. Une explosion en Chine, 233 morts dans l’incendie d’une boîte de nuit au Brésil, un crash d’avion au Kazakhstan, un accident de la route aux Etats-Unis, une tentative d’assassinat sur une jeune militante pakistanaise de 14 ans (Malala Yousafzai, qui obtiendra plus tard le prix Nobel de la paix)… Ce sont ces instants que le photographe Jure Kastelic a voulu saisir, choqué par le « décalage » entre la gravité des événements rapportés et l’expression des journalistes de télévision, qu’il juge souvent « ridicule ».
Excès de compassion ou trop grande impassibilité
Ce Slovène de 23 ans installé à Londres a eu l’idée de cette série de photographies un peu par hasard, alors qu’il entamait un travail expérimental sur les écrans, en 2009. Il la complète encore aujourd’hui. « Je regardais alors pas mal la télévision, raconte-t-il. Plus je regardais les journaux télévisés et les chaînes d’information, plus je jugeais l’attitude des présentateurs inappropriée. A l’opposé, le plus souvent, de la façon dont, me semble-t-il, ils devraient annoncer des nouvelles aussi tragiques. »
Ce qu’il perçoit comme un excès de compassion affichée, une trop grande impassibilité ou une mimique indécente est, à ses yeux, le reflet des égarements d’une profession qui joue mal son rôle d’intermédiaire : « Si la plupart des catastrophes ne nous émeuvent pas, ce n’est pas seulement parce qu’elles se déroulent loin de nous et ne nous touchent pas directement, c’est aussi parce que les présentateurs transmettent mal l’information », estime-t-il, tout en dénonçant le « show » que sont devenus nombre de journaux télévisés, notamment aux Etats-Unis.
Existe-t-il une « bonne » attitude ?
Encore faudrait-il savoir s’il existe un comportement approprié à pareilles circonstances. « Qu’un reporter puisse paraître un peu froid à l’annonce d’une catastrophe, c’est assez logique car c’est ce qu’on enseigne à l’école de journalisme, explique le sociologue des médias Jean-Marie Charon. Un journaliste ne doit pas se situer excessivement dans le registre de l’émotion, il ne doit pas en rajouter, sans pour autant paraître indifférent. Il est là pour permettre au téléspectateur de comprendre l’information et de se constituer son propre avis », poursuit-il.
Toutes les études montrent d’ailleurs que l’intermédiaire n’a rien à voir avec la façon dont l’information est perçue. « C’est le contexte du récepteur [en l’occurrence, le téléspectateur] qui détermine s’il va être amené à croire telle ou telle nouvelle, à se montrer empathique ou pas… Comme, par exemple, lors du tsunami qui a frappé l’Asie du Sud-Est en 2004. Certains disent que les Occidentaux ont été touchés parce qu’ils ont eux-mêmes été victimes en nombre [537 Occidentaux ont péri]. Ce qui illustre bien que cela n’a aucun rapport avec la façon dont les journalistes ont, ou n’ont pas, présenté l’événement ». Une leçon de modestie.