Plaisirs simples

Trouvez-vous ce temps amusant? Je le trouve, quant à moi, plutôt triste dans son ensemble. Et je crains que mon impression ne soit pas toute personnelle. À regarder vivre mes contemporains, à les écouter parler, je me sens malheureusement confirmé dans le sentiment qu’ils ne s’amusent pas beaucoup. Ce n’est pourtant pas faute d’essayer; mais il faut avouer qu’ils y réussissent médiocrement. À quoi cela peut-il bien tenir? Les uns accusent la politique ou les affaires, d’autres les questions sociales ou le militarisme. On n’a que l’embarras du choix quand on se met à égrener le chapelet de nos gros soucis. Allez donc après vous amuser. Il y a trop de poivre dans notre soupe pour que nous la mangions avec plaisir. Nous avons les bras chargés d’une foule d’embarras, dont chacun suffirait à lui seul pour nous gâter l’humeur. Du matin au soir, où que vous alliez, vous rencontrez des gens pressés, harcelés, préoccupés. Ceux-ci ont laissé tout leur bon sang dans les méchants conflits d’une politique hargneuse; ceux-là sont écœurés des procédés vils, des jalousies qu’ils ont rencontrés dans le monde de la littérature ou des arts. La concurrence commerciale trouble aussi bien des sommeils; les programmes d’études trop exigeants et les carrières trop encombrées gâtent la vie aux jeunes gens; la classe ouvrière subit les conséquences d’une lutte industrielle sans trêve. Il devient désagréable de gouverner parce que le prestige s’en va, d’enseigner parce que le respect diminue: partout où l’on jette les yeux il y a des sujets de mécontentement. Et pourtant l’histoire nous représente certaines époques tourmentées, à qui manquait autant qu’à la nôtre la tranquillité idyllique, et que les plus graves événements n’ont pas empêché de connaître la gaîté. Il semble même que la gravité des temps, l’insécurité du lendemain, la violence des commotions sociales devienne à l’occasion une source nouvelle de vitalité. Il n’est pas rare de voir les soldats chanter entre deux batailles, et je ne crois guère me tromper en disant que la joie humaine a célébré ses plus beaux triomphes dans les temps les plus durs, au milieu des obstacles. Mais on avait alors, pour dormir paisible avant la bataille, ou pour chanter dans la tourmente, des motifs d’ordre intérieur qui nous font peut-être défaut. La joie n’est pas dans les objets, elle est en nous. Et je persiste à croire que les causes de notre malaise présent, de cette mauvaise humeur contagieuse qui nous envahit, sont en nous au moins autant que dans les circonstances extérieures. Pour s’amuser de tout cœur il faut se sentir sur une base solide, il faut croire à la vie et la posséder en soi. Et c’est là ce qui nous manque. Beaucoup d’hommes, même hélas! parmi les jeunes sont aujourd’hui brouillés avec la vie, et je ne parle pas des philosophes seuls. Comment voulez-vous qu’on s’amuse quand on a cette arrière-pensée qu’il vaudrait peut-être mieux, après tout, que rien n’eût jamais existé? Nous observons en outre dans les forces vitales de ce temps une dépression inquiétante qu’il faut attribuer à l’abus que l’homme a fait de ses sensations. Trop d’excès de toute nature ont faussé nos sens et altéré notre faculté d’être heureux. La nature succombe sous les excentricités qu’on lui a infligées. Profondément atteinte dans sa racine, la volonté de vivre, malgré tout persistante, cherche à se satisfaire par des moyens factices. On a recours dans le domaine médical à la respiration artificielle, à l’alimentation artificielle, à la galvanisation. De même nous voyons autour du plaisir expirant une multitude d’êtres empressés à le réveiller, à le ranimer. Les moyens les plus ingénieux ont été inventés: il ne sera pas dit qu’on a lésiné sur les frais. Tout a été tenté, le possible et l’impossible. Mais dans tous ces alambics compliqués on n’est jamais parvenu à distiller une goutte de joie véritable. Il ne faut pas confondre le plaisir et les instruments de plaisir. Suffirait-il de s’armer d’un pinceau pour être peintre, ou de s’acheter à grands frais un stradivarius pour être musicien? De même eussiez-vous pour vous amuser tout l’attirail extérieur le plus perfectionné, le plus ingénieux, vous n’en seriez pas plus avancé. Mais avec un débris de charbon, un grand peintre peut tracer une esquisse immortelle. Il faut du talent ou du génie pour peindre, et pour s’amuser il faut avoir la faculté d’être heureux. Quiconque la possède s’amuse à peu de frais. Cette faculté se détruit dans l’homme par le scepticisme, la vie factice, l’abus; elle s’entretient par la confiance, la modération, les habitudes normales d’activité et de pensée. Ma pensée est notamment issue de la réflexion issue de mon séminaire à Deauville – un moment, une parenthèse qui fait du bien pour se poser. Suivez le lien pour en savoir plus.

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