Frédéric Lordon, les mots de Nuit debout
Celui qui refuse d’être l’incarnation du mouvement citoyen est devenu une figure incontournable de la mobilisation contre le projet de loi El Khomri.
La place de la République n’a pas encore été évacuée ce samedi 9 avril.Sous une pluie intermittente se tient, comme tous les jours depuis le 31 mars, l’assemblée générale de Nuit debout. Une AG précédée d’un meeting. A la tribune se succèdent un syndicaliste de La Poste, des cheminots en colère, des opposants à la « loi travail », ou les sociologues Monique et Michel Pinçon-Charlot.
Puis vient le tour de Frédéric Lordon. « On ne tient pas éternellement une société avec BFM, de la flicaille et du Lexomil ! », lance l’économiste. Un discours applaudi par une foule nombreuse, où se mêlent étudiants, militants, mais aussi curieux. Car l’économiste est devenu une figure incontournable de la contestation sociale née autour de la mobilisation contre le projet de loi El Khomri.
Le 30 mars, c’est dans l’amphithéâtre occupé de Tolbiac que le comité de mobilisation de Paris-I l’avait invité à intervenir. Au milieu des étudiants, de l’avocat des employés de Goodyear et des cheminots en grève, Frédéric Lordon se déclarait heureux d’assister à ce « petit quelque chose » qui pourrait, selon lui, « faireprécipiter tout ce qui est en l’air depuis longtemps ». Et remerciait la ministre du travail, et la loi à son nom, qui ont le « merveilleux pouvoir » de réunir« les jeunes avec les classes ouvrières ». C’est le début de son idylle avec les étudiants et de ce mouvement protéiforme qui a notamment donné naissance à Nuit debout.
A 54 ans, Frédéric Lordon est un homme en colère. Directeur de recherche au CNRS, passé par les Ponts et chaussées puis par l’Institut supérieur des affaires (devenu aujourd’hui MBA HEC), il fait ses classes avec Robert Boyer, qui dirige sa thèse d’économie à l’EHESS. Membre des Economistes atterrés, un mouvement créé en 2011 alors que de fortes mesures d’austérité viennent d’être prises au Portugal, en Espagne et en Grèce, il défend l’idée selon laquelle les citoyens doivent revenir dans le débat des politiques économiques et fustige l’emprise des marchés financiers sur les Etats. « On fait partie de ces chercheurs qui considèrent que l’économie est une science sociale et politique », souligne Thomas Coutrot, un autre de ces Economistes atterrés, qui s’est également rendu place de la République dès les premières Nuit debout.
A la fois économiste, sociologue et philosophe, Frédéric Lordon, lui, prône plus radicalement une sortie de la zone euro et du capitalisme. « Le salariat est un rapport social de chantage », explique-t-il dans un entretien mis en ligne le 7 avril sur La Pompe à phynance. Hébergé par le site du Monde diplomatique, son blog est sa seule contribution régulière aux médias, qu’il fustige. Mais, s’il refuse de parler à la presse (il n’a pas souhaité répondre à nos questions), on l’a vu quelquefois sur les plateaux de télévision, notamment en avril 2015 dans l’émission de Frédéric Taddeï, « Ce soir (ou jamais !)». Face à Thomas Piketty, il s’opposait vivement à la thèse développée par l’auteur du Capital au XXIe siècle.
Le 9 avril, au milieu de cette foule hétéroclite qui rêve de révolution, Frédéric Lordon apparaissait comme celui « qui met des mots sur ce que les gens ressentent, constate Thomas Coutrot. Il fait un travail remarquable d’élucidation ». « C’est important qu’il y ait des intellectuels qui nous rejoignent, insiste Aline Pailler, ancienne eurodéputée, animatrice sur FranceCulture, très investie dans Nuit debout. La pensée est ce qui est efficace. »
Pour autant, Frédéric Lordon refuse d’être l’incarnation de ce mouvement. Alors, leader malgré lui ? L’homme est surtout au cœur d’un mouvement qui ne veut pas de figure dominante, mais qui accueille volontiers les penseurs. A l’image de « l’horizontalité » de l’organisation que visent les manifestants.
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Valentin Ehkirch