Tony Elumelu, le banquier africain à qui tout sourit
Il y a beaucoup de moteurs dans la vie vrombissante de Tony Elumelu. Ceux de son jet privé, qui vient de le ramener du forum de Davos. Ceux de l’avion qui le transportera dans trois jours à Washington. Ceux de ses voitures de luxe, blindées pour la plupart. Ou ceux des groupes électrogènes qui alimentent, à chaque coupure de réseau, son manoir et ses bureaux d’Ikoyi, un quartier huppé de Lagos.
Mais son moteur à lui, c’est sans doute de rester l’un des milliardaires nigérians les plus courtisés du moment, que viennent consulter, tel un oracle, hommes d’affaires et diplomates occidentaux. Car à 52 ans, Tony Elumelu dirige simultanément l’une des grandes banques d’Afrique, United Bank for Africa (UBA), présente dans dix-neuf pays, à Londres et à New York, et Transcorp, le plus important conglomérat coté en Bourse au Nigeria. Sans compter sa société d’investissements, Heirs Holdings, grâce à laquelle il détient des parts dans des secteurs aussi variés que les hydrocarbures, les services financiers, l’hôtellerie, la pétrochimie, l’agriculture, les infrastructures et l’énergie.
Le Medef lui fait les yeux doux
Une position qui lui vaut de faire partie du club des hyperriches de la planète et d’inspirer les jeunes entrepreneurs africains. A Davos, en janvier, il a retrouvé ses amis chefs d’Etat et de gouvernement, comme Haile Mariam Dessalegn, premier ministre de l’Ethiopie, un pays où la croissance dépasse désormais les 10 %.
Il s’amuse à raconter son déjeuner avec les patrons de Microsoft, de Total et d’autres multinationales. « J’étais le seul Africain autour de la table », s’esclaffe-t-il, pas dupe du manège des hommes d’affaires occidentaux prêts à tout pour entrer sur le marché nigérian, pays le plus peuplé d’Afrique avec plus de 170 millions d’habitants.
Le Medef lui a ainsi rendu visite, en octobre 2015 à Lagos, avant de le recevoir un mois plus tard à Paris dans l’espoir qu’il privilégiera les bords de Seine à ceux de la Tamise pour installer le siège européen d’UBA et qu’il facilitera l’entrée au Nigeria des grands groupes du CAC 40. « Cette année, nous allons développer notre structure parisienne, d’où seront pilotées certaines de nos opérations dans les pays d’Afrique francophone et d’Afrique du Nord comme le Maroc », assure-t-il.
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Mais on sent bien qu’il n’est pas pressé et ne sait trop quoi penser de cette France arrogante à l’égard de l’Afrique qu’il observe comme un nouveau riche scrute l’ancien monde. « Ce sont d’abord les entrepreneurs africains qu’il faut privilégier car ce sont eux qui vont développer l’Afrique. »
De ce credo sur les vertus d’un capitalisme adapté aux réalités africaines, il a tiré une théorie qu’il martèle à chacune de ses interventions aussi soignées qu’une conférence TED : l’« africapitalisme ». Une vision ultralibérale pétrie de « dignité africaine », qui appelle au « début de la fin de l’aide étrangère », rééquilibre le rapport aux investisseurs étrangers et met le secteur privé au cœur du développement. « Autrefois, nous avions tendance à nous reposer sur le gouvernement, à tout attendre de l’Etat, et à nous plier aux exigences des groupes étrangers. Cette période est révolue. Et la tendance s’inverse même », affirme-t-il.
Lagos, la cité de tous les possibles
C’est ici, à Lagos, que tout commence. Cette mégapole de plus de 17 millions d’habitants shootés à la croissance, au travail et aux rêves de richesse s’étire à perte de vue sur les marécages et les eaux sales du lagon, de multiples ponts relient les îles à la terre ferme. Dans cette cité de tous les possibles, des constructions adventives côtoient des tours modernes entre lesquelles circulent troupeaux de chèvres et 4 × 4 limousines rutilants. On y débarque de tout le pays, de toute l’Afrique pour s’y mesurer. Passage obligé de l’entrepreneur africain de ce début de XXIe siècle. Ici, l’homme d’affaires moyen possède quatre cartes de visite.
Il est 6 h 30. Comme chaque matin, la BMW de Tony Elumelu, suivie d’une voiture chargée de son escorte privée, pénètre dans les jardins soignés de Heirs Holdings. Entre les open space design de ce bâtiment cubique, les palmiers et les jeunes, nez sur leur Mac, installés au bord de la piscine, on se croirait dans une version fantasmée de la Silicon Valley. Certains employés, arrivés à l’aube pour éviter les embouteillages, sont déjà à pied d’œuvre.
Tony Elumelu retrouve son coach et enfourche un vélo dans la salle de sport au rez-de-chaussée. Ses gardes du corps peuvent souffler un instant. « Etre riche au Nigeria fait de vous une cible », dit un de ces colosses au regard implacable. Le kidnapping est une industrie presque comme une autre dans ce pays qui compte 15 000 millionnaires, des dizaines de milliardaires… et plus de 120 millions de gens vivant avec moins d’un dollar par jour.
« Même les villages ne sont plus sûrs », déplore Tony Elumelu, qui a troqué sa tenue de sport contre un costume bleu et une éternelle cravate rouge. Il y a quatre ans, sa propre mère a été brièvement kidnappée dans le village familial, située dans l’Etat du Delta, région pétrolière et pourtant pauvre du Sud.
Un carnet d’adresses impressionnant
Chrétien de l’ethnie Ibo, Tony Elumelu a grandi à Jos, une ville du centre du pays, cible régulière de la secte islamiste Boko Haram. « Mon père était dans la construction et ma mère tenait un restaurant. Je n’ai manqué de rien, mais tout était limité : une seule paire de chaussures, quelques livres et très peu d’électricité », raconte-t-il. Pour une fois, ses yeux se tournent vers le sol. « C’est ainsi que j’ai appris à gérer mes ressources et à créer de la valeur en travaillant dur. »Réussir était son rêve d’enfant de la classe moyenne. « J’ai beau être devenu très riche, ma vie n’est pas forcément plus agréable », constate-t-il aujourd’hui.
Dans les affaires comme en famille, l’homme a pourtant l’air comblé et tient à le montrer. Ce dimanche après-midi, Tony Elumelu incarne à merveille son propre personnage lorsqu’il reçoit en jeans, tee-shirt et tongs au bord de la piscine de son gigantesque manoir d’Ikoyi, situé dans l’une de ces rues propres et ultrasécurisées de Lagos où les prix de l’immobilier sont parmi les plus élevés d’Afrique. Il se prête au jeu de la photo, suggère des cadres et des poses. Il aime ça.
Aux murs de son salon au design froid comme les dalles de marbre blanc sur lesquelles claquent les talons du maître de maison, on le retrouve encadré et souriant au côté de son épouse, de ses sept enfants, de Jean Paul II, de chefs d’Etat…
Il faut sans doute avoir une ambition démesurée, un sacré entregent mais aussi la foi et un brin de mégalomanie pour s’imposer à Lagos. A l’entrée de son bureau, Tony Elumelu a également mis en évidence une photo de lui en compagnie du chef d’Etat Muhammadu Buhari, élu en mars 2015. Comme pour rappeler à ses visiteurs la puissance de ses réseaux.
Ce jour-là, ses triplées de 9 ans suivent un cours particulier de natation sous les encouragements de sa femme et des domestiques. Tout près, ses jumeaux de 13 mois s’endorment pendant que ses deux autres filles, de 13 et 11 ans, le taquinent. Une scène de famille entrecoupée de coups de fil où il est question de millions de dollars, de fusions, ou plutôt d’acquisitions, et d’ambitions pour son groupe.
Tony Elumelu parle vite, d’une voix sûre et monocorde. Puis il raccroche, se précipite pour embrasser ses filles qui sortent de l’eau et va retrouver ses collaborateurs, convoqués par e-mail quelques heures plus tôt. « Je m’entoure des meilleurs du Nigeria, glisse le patron en les saluant. Voilà ma dream team ! »
Une dizaine de jeunes gens l’attendent sagement dans la salle à manger. Ils ont des allures de hipsters afro-chic, fusionnant le bon goût occidental et les créations traditionnelles africaines. Tous ont étudié dans les meilleures universités anglo-saxonnes. « Aux Etats-Unis, en Europe, la vie professionnelle semble statique et ennuyeuse comparée à Lagos », affirme Lola Obembe, 30 ans, jeune femme accorte et raffinée, diplômée de l’université de Georgetown, à Washington, et désormais assistante particulière de Tony Elumelu.
« Il y a ici une énergie et un esprit de compétition unique au monde, explique-t-elle. Demain après-midi, nous recevons la secrétaire au commerce, Penny Pritzker, avec une délégation de diplomates et d’hommes d’affaires américains. C’est aussi ça, Lagos… »La réunion se terminera tard dans la soirée, interrompue par les va-et-vient des enfants en quête d’un peu de tendresse. A chacun de ces entractes familiaux, tout le monde applaudit, s’émerveille et prend des photos.
Enfant prodige et fin politique
Cette année, Tony Elumelu veut construire à Lagos un mall médicalisé « façon Dubaï » et s’imposer comme baron de l’énergie dans un pays devenu la première puissance économique d’Afrique, où plus de la moitié de la population n’a pas accès à l’électricité. « On doit être capable de générer un quart de la consommation électrique du Nigeria et être un leader énergétique d’ici à deux ans », tranche-t-il en vantant les capacités de sa centrale électrique au gaz d’Ughelli, la plus grande du pays, acquise en 2013.
Et, lorsqu’on évoque la conjoncture économique fragilisée par la baisse des prix du pétrole et la dépréciation du naira, la monnaie nigériane, il lâche tout de go : « C’est le bon moment pour faire de l’exploration pétrolière, pas pour produire. » Il n’empêche, son compatriote et ami Aliko Dangote, réputé l’homme le plus riche d’Afrique, a vu sa fortune se contracter de 5 milliards dans les classements de Forbes. Tony Elumelu, lui, ne posséderait « qu’un » milliard et reste discret sur le sujet.
Dans les milieux d’affaires, on parle souvent de lui comme du whizkid, l’enfant prodige de la finance qui fut patron de banque à 33 ans. Mais certains le considèrent comme un subsidy billionaire, ces milliardaires nigérians qui se sont enrichis grâce à leur entregent politique. Alors que les affaires politico-financières de corruption et de détournements massifs, souvent réinjectés dans les circuits financiers nigérians, sont légion, son nom n’a jusqu’ici jamais été cité dans le moindre scandale.
Un exploit pour celui qui a démarré son ascension sous la dictature militaire (1993-1998) du kleptocrate Sani Abacha et a entretenu des relations étroites avec les présidents qui ont suivi : Olusegun Obasanjo, Umaru Yar’Adua et Goodluck Jonathan. Tous trois sont aujourd’hui critiqués pour leur gouvernance douteuse et les milliards de dollars prélevés sur le manne pétrolière ou le budget militaire destiné à la lutte contre Boko Haram. « La détermination du président Buhari à lutter contre la corruption va améliorer le climat des affaires », se contente-t-il de relever.
« Dans cet environnement corrompu, les opportunités d’affaires sont illimitées pour ces milliardaires qui ont toujours eu accès au gouvernement et n’ont finalement que peu de mérite, confie un ancien haut fonctionnaire de la Banque centrale. Désormais, ils se sont mués en généreux donateurs pour sauver leur image. »
Une philanthropie calculée
La philanthropie est la dernière tendance à la mode des nantis de Lagos. Et là encore, Tony Elumelu fait tout en grand : 100 millions de dollars sur dix ans pour soutenir 10 000 entrepreneurs sur le continent, avec l’objectif de créer un million d’emplois. Ce programme, qui a démarré en 2015, remporte un vif succès et fait de lui un bienfaiteur salué par les diplomates occidentaux.
Tous ses amis membres du club des milliardaires de Lagos ont d’ailleurs leur fondation. Aliko Dangote vient même de s’afficher avec Bill et Melinda Gates pour combattre ensemble la polio. Il y a aussi le voisin de son manoir, le magnat du pétrole Femi Otedola, qui distribue des bourses aux étudiants de son village.
« Contrairement aux hyperriches d’Afrique du Sud dont l’économie est diversifiée, la plupart des milliardaires nigérians tirent leur fortune du pétrole et incarnent la vieille école, peu innovante et proche des politiques, constate John Ashbourne, analyste au cabinet d’études britannique Capital Economics. La philanthropie est pour eux une manière de se présenter comme le nouveau visage du capitalisme africain. »
Tony Elumelu l’assume sans ambages. « J’investis dans un laboratoire, en quelque sorte, où l’on découvrira de futurs milliardaires des technologies, du divertissement, de la santé et de la mode », explique-t-il sans ciller. Chacune de ses actions est millimétrée. Et pour lui, un don est un investissement. Même sa décontraction est calculée. Il rédige un dernier mail sur son Blackberry, avant de s’envoler pour Washington. La nuit est tombée sur Lagos. A terre, les petites mains de son empire se doivent de lui répondre dans les deux heures qui suivent. Il ne faut surtout pas contrarier l’immense décontraction du patron.
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