Les fantastiques créatures du Japon
L’amoureux du portrait Charles Fréger est parti dans l’archipel sur les traces de créatures surnaturelles qui peuplent l’imaginaire nippon et surgissent lors des fêtes traditionnelles.
Tous les petits Japonais ont déjà lancé des graines de soja autour de leur maison pour chasser les mauvais esprits en criant « Oni wa soto ! Fuku wa uchi ! » (« les démons dehors ! Le bonheur dedans ! »). Parfois, un adulte se déguisait en démon et s’enfuyait sous cette pluie de projectiles inoffensifs.
Ce rituel d’exorcisme des esprits malveillants (setsubun-sai), qui a lieu le jour du début du printemps selon le calendrier lunaire, a régressé avec l’urbanisation, mais sa survivance témoigne du maintien dans le Japon contemporain d’une foule de croyances en des créatures surnaturelles : gobelins, démons, ogres, monstres, spectres et farfadets peuplent l’imaginaire de l’archipel depuis la nuit des temps. Ces êtres ressurgissent dans les dessins animés, comme dans Le Voyage de Chihiro (2001), de Hayao Miyazaki, ou dans des jeux vidéo, tel Yo-kai Watch de Nintendo.
C’est à leur rencontre qu’est parti Charles Fréger. Après avoir fait un tour d’Europe des mascarades hivernales (série « Wilder Mann »), le photographe a arpenté le Japon, du Tohoku (au nord-est d’Honshu, l’île principale du Japon) à l’île Yonaguni (à l’extrémité sud de l’archipel d’Okinawa), en quête de ces figures fantasmagoriques ressuscitées lors de fêtes destinées à les amadouer ou à les chasser. Un inventaire qu’il a baptisé Yôkainoshima (« l’île aux Yôkai »).
Reflets des peurs tapies
Yôkai est un terme générique désignant des phénomènes étranges, mais aussi toutes sortes de créatures, pas forcément démoniaques, sorties du bestiaire nippon ou nées de métamorphoses d’êtres humains. Dans l’imaginaire nippon, marqué par le culte shinto (polythéisme fondé sur la vénération de la nature), toute chose animée ou non peut être habitée par un esprit. Pour souligner cette relation particulière à la nature, Charles Fréger, dont le travail sera exposé à Arles et à Clermont-Ferrand, a représenté ses sujets dans des rizières, des champs verdoyants, des terres enneigées ou en bord de mer.
Le registre des yôkai est si riche qu’en juillet, le Musée d’Edo, à Tokyo, consacre une grande exposition à ces créatures qui font vaciller les repères entre le réel et l’imaginaire et reflètent les peurs tapies en l’homme. L’anthologie de contes fantastiques Histoires qui sont maintenant du passé (Gallimard, 1987) les évoque dans un chapitre entier, intitulé « Démons et fantômes », traduit intégralement dans Histoires fantastiques du temps jadis (Philippe Picquier, 2002).
La floraison, à partir du XVIIIe siècle, de figures insolites en peinture, que ce soit dans le célèbre Cortège nocturne des cent démons, dans les estampes d’Hokusai ou dans la littérature de divertissement illustrée, dénote une débauche imaginative qui donna naissance à une étonnante galerie de yôkai dûment répertoriés par la suite : le dessinateur de manga Shigeru Mizuki en recense plus de 500 dans son Dictionnaire des yôkai (Ed. Pika, 2013).
Les yôkai des fêtes villageoises de Charles Fréger portent souvent un large chapeau de paille (kasa) et une pèlerine en paille elle aussi (mino), symboles de l’errant dans le mythe du bannissement de Susanoo, le frère d’Amaterasu, la divinité du Soleil. Tandis que, dans le folklore européen, inscrit dans une culture de chasseurs, les figures surnaturelles sont en général cornues et couvertes de fourrure, au Japon, peuple d’agriculteurs, elles sont vêtues de paille et souvent masquées : le masque visant non à se cacher mais à transmuer une identité afin d’entrer dans le monde de la fantasmagorie.
Yokainoshima. Célébration d’un bestiaire nippon, de Charles Fréger, Actes Sud Beaux-Arts. 256 p. 36 €.
Expositions : « Fabula », hôtel Fontfreyde, Clermont-Ferrand. Jusqu’au 24 septembre.
« Yokainoshima », Rencontres d’Arles, église des Trinitaires. Du 4 juillet au 28 août.