Un immeuble-œuvre d’art new-yorkais figé dans les années 1970

Un ensemble dépouillé mais pas austère

En 2010, la réhabilitation du 101, Spring Street peut commencer. Les 1 300 pièces en fonte moulée de la façade sont déboulonnées pour être réparées ou remplacées. A l’intérieur, on adapte l’édifice aux normes de confort et de sécurité actuelles – climatisation, doubles vitrages, dispositif anti-incendie – avec le maximum de discrétion. Objectif : donner l’impression que l’immeu­ble n’a pas été touché. Facture : 23 millions de dollars.

Dans un quartier où chaque centimètre carré est mis à profit, cette relique d’une époque où l’espace n’était pas un luxe exerce un charme puissant. Judd avait décidé de ne rien cloisonner, consacrant chaque étage du bâtiment à une seule activité – manger, dormir, travailler…

Des fenêtres donnant sur le quartier de SoHo.

Donald Judd Works/Art/Judd Foundation

En préservationniste, il avait gardé jusqu’aux taches d’huile de machine, intervenant sur l’architecture par petites touches : un interstice entre le plancher et la base des murs, un théâtre de marionnettes caché dans une soupente, un plafond en pin.

Dépouillé sans être austère, l’ensemble est d’une étonnante modernité. Comme le résume Chris D’Amelio, l’un des associés de Zwirner, la galerie de Chelsea qui représente la fondation, « le travail de Judd n’a pas pris une ride, car les générations suivantes n’ont pas rejeté le vocabulaire qu’il a inventé ».

La vie entre maintenant par petites bouffées à l’adresse où le temps s’est arrêté. En dehors des visites guidées, par groupes de huit, la Fondation Judd proposera bientôt des ateliers de dessin. Pas besoin d’être un artiste pour participer. « C’est juste une autre manière de découvrir le bâtiment, précise Rainer. Nous ne sommes pas un musée, mais une maison. Les gens devraient pouvoir venir s’asseoir et ne rien faire. »

Le rez-de-chaussée héberge en outre deux installations par an (on ne dit pas « exposition » dans la maison Judd), conçues par Flavin, qui fait office d’architecte et de curateur de la fondation. Rainer, qui a fait des études de cinéma, filme de son côté les témoignages de tous les assistants, fabricants, artistes, galeristes et collectionneurs qui ont côtoyé son père, pour constituer une histoire orale de sa carrière. Les Judd préparent aussi une monographie de l’artiste ainsi qu’une réédition de ses écrits, qui sortira en mars. « Je n’arrête pas de me dire : l’année prochaine, j’aurai plus de temps pour mes projets personnels, commente Flavin. C’est comme ça depuis vingt et un ans. »

En 2017, le MoMA de New York consacrera une rétrospective à Donald Judd, la première depuis 1988. En gardienne de l’orthodoxie, Rainer a surligné dans les œuvres complè­tes de son père tous les reproches qu’il faisait à ce musée (il a aussi des mots durs pour le Centre Pompidou, « un monstre cher et disproportionné »), avant de les livrer à la conservatrice chargée de l’exposition, Ann Temkin : « Je voulais que la vision de Don soit comprise. Ce n’est pas parce qu’une institution a de l’argent qu’elle peut montrer les œuvres et se passer du contexte. »

L’intéressée n’en a pas pris ombrage. Selon Ann Temkin, « les critiques de Judd sont fondées ». Quant à ses enfants, elle admire leur dévouement. « Il y a d’autres familles d’artistes très impliquées – les familles Picasso et Matisse, les Duchamp – mais avec Judd la tâche est plus complexe car il y a cette question de la permanence. Ses enfants ont hérité d’une énorme responsabilité, et ils ont choisi de l’accepter. Nous avons beaucoup de chance. »

La génération suivante sera-t-elle tenue elle aussi par cette obligation ? Flavin Judd, en tout cas, ne souhaite pas que ses trois enfants s’investissent dans la fondation. Il aimerait qu’ils soient artistes. Comme Don.

Stéphanie Chayet